The Project Gutenberg EBook of Le Mariage de Loti, by Pierre Loti
#10 in our series by Pierre Loti

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Title: Le Mariage de Loti

Author: Pierre Loti

Release Date: January, 2005 [EBook #7263]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on April 2, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE LOTI ***




This Etext was prepared by Walter Debeuf





Le Mariage de Loti

par Pierre Loti.



LE MARIAGE DE LOTI

"E hari te fau. E toro te faaro E no te taata."

_Le palmier croitra, Le corail s'etendra, Mais l'homme perira_.

(_Vieux dicton de la Polynesie_)



A Madame Sarah Bernhardt Juin 1878.

_Madame,

A vous qui brillez tout en haut, l'auteur tres obscur _d'Aziyade_ dedie
humblement ce recit sauvage.

Il lui semble que votre nom laissera tomber sur ce livre un peu de son
grand charme poetique.

L'auteur etait bien jeune lorsqu'il a ecrit ce livre; il le met a vos
pieds, Madame, en vous demandant beaucoup, beaucoup
d'indulgence.......................................................



PREMIERE PARTIE

I


PAR PLUMKET, AMI DE LOTI


Loti fut baptise le 25 janvier 1872, a l'age de vingt-deux ans et onze
jours.

Lorsque la chose eut lieu, il etait environ une heure de l'apres-midi,
a Londres et a Paris.

Il etait a peu pres minuit, en dessous, sur l'autre face de la boule
terrestre, dans les jardins de la feue reine Pomare, ou la scene se
passait.

En Europe, c'etait une froide et triste journee d'hiver. En dessous dans
les jardins de la reine, c'etait le calme, l'enervante langueur d'une
nuit d'ete.

Cinq personnes assistaient a ce bapteme de Loti, au milieu des mimosas
et des orangers, dans une atmosphere chaude et parfumee, sous un ciel
tout constelle d'etoiles australes.

C'etaient: Ariitea, princesse du sang, Faimana et Teria, suivantes de la
reine, Plumket et Loti, midshipmen de la marine de S.M. Britannique.

Loti, qui, jusqu'a ce jour, s'etait appele Harry Grant, conserva ce nom,
tant sur les registres de l'etat civil que sur les roles de la marine
royale, mais l'appellation de Loti fut generalement adoptee par ses
amis.

La ceremonie fut simple; elle s'acheva sans longs discours, ni grand
appareil.

Les trois Tahitiennes etaient couronnees de fleurs naturelles, et vetues
de tuniques de mousseline rose, a traines. Apres avoir inutilement
essaye de prononcer les noms barbares d'Harry Grant et de Plumket, dont
les sons durs revoltaient leurs gosiers maoris, elles deciderent de les
designer par les mots _Remuna_ et _Loti_, qui sont deux noms de fleurs.

Toute la cour eut le lendemain communication de cette decision, et
_Harry Grant_ n'exista plus en Oceanie, non plus que _Plumket_ son ami.

Il fut convenu en outre que les premieres notes de la chanson indigene:
"Loti taimane, etc..." chantees discretement la nuit aux abords du
palais, signifieraient: "Remuna est la, ou Loti, ou tous deux ensemble;
ils prient leurs amies de se rendre a leur appel, ou tout au moins de
venir sans bruit leur ouvrir la porte des
jardins...".........................................................






II

NOTE BIOGRAPHIQUE SUR RARAHU, DUE AUX SOUVENIRS DE PLUMKET


Rarahu naquit au mois de janvier 1858, dans l'ile de Bora-Bora, situee
par 16  de latitude australe, et 154  de longitude ouest.

Au moment ou commence cette histoire, elle venait d'accomplir sa
quatorzieme annee.

C'etait une tres singuliere petite fille, dont le charme penetrant et
sauvage s'exercait en dehors de toutes les regles conventionnelles de
beaute qu'ont admises les peuples d'Europe.

Toute petite, elle avait ete embarquee par sa mere sur une longue
pirogue voilee qui faisait route pour Tahiti. Elle n'avait conserve de
son ile perdue que le souvenir du grand morne effrayant qui la
surplombe. La silhouette de ce geant de basalte, plante comme une borne
monstrueuse au milieu du Pacifique, etait restee dans sa tete, seule
image de sa patrie. Rarahu la reconnut plus tard, avec une emotion
bizarre, dessinee dans les albums de Loti; ce fait fortuit fut la cause
premiere de son grand amour pour lui.





III

D'ECONOMIE SOCIALE


La mere de Rarahu l'avait amenee a Tahiti, la grande ile, l'ile de la
reine, pour l'offrir a une tres vieille femme du district d'Apire qui
etait sa parente eloignee. Elle obeissait ainsi a un usage ancien de la
race maorie, qui veut que les enfants restent rarement aupres de leur
vraie mere. Les meres adoptives, les peres adoptifs (_faa amu_) sont la-
bas les plus nombreux, et la famille s'y recrute au hasard. Cet echange
traditionnel des enfants est l'une des originalites des moeurs
polynesiennes.





IV

HARRY GRANT (LOTI AVANT LE BAPTEME), A SA SOEUR, A BRIGHTBURY, COMTE DE
YORKSHIRE (ANGLETERRE)

"Rade de Tahiti, 20 janvier 1872.

"Ma soeur aimee,

"Me voici devant cette ile lointaine que cherissait notre frere, point
mysterieux qui fut longtemps le lieu des reves de mon enfance. Un desir
etrange d'y venir n'a pas peu contribue a me pousser vers ce metier de
marin qui deja me fatigue et m'ennuie.

"Les annees ont passe et m'ont fait homme. Deja j'ai couru le monde, et
me voici enfin devant l'ile revee. Mais je n'y trouve plus que tristesse
et amer desenchantement.

"C'est bien Papeete, cependant; ce palais de la reine, la-bas, sous la
verdure, cette baie aux grands palmiers, ces hautes montagnes aux
silhouettes dentelees, c'est bien tout cela qui etait connu. Tout cela,
depuis dix ans je l'avais vu, dans ces dessins jaunis par la mer,
poetises par l'enorme distance, que nous envoyait Georges; c'est bien ce
coin du monde dont nous parlait avec amour notre frere qui n'est plus...

"C'est tout cela, avec le grand charme en moins, le charme des illusions
indefinies, des impressions vagues et fantastiques de l'enfance... Un
pays comme tous les autres, mon Dieu, et moi, Harry, qui me retrouve la,
le meme Harry qu'a Brightbury, qu'a Londres, qu'ailleurs, si bien qu'il
me semble n'avoir pas change de place...

"Ce pays des reves, pour lui garder son prestige, j'aurais du ne pas le
toucher du doigt.

"Et puis ceux qui m'entourent m'ont gate mon Tahiti, en me le presentant
a leur maniere; ceux qui trainent partout leur personnalite banale,
leurs idees terre a terre, qui jettent sur toute poesie leur bave
moqueuse, leur propre insensibilite, leur propre ineptie. La
civilisation y est trop venue aussi, notre sotte civilisation coloniale,
toutes nos conventions, toutes nos habitudes, tous nos vices, et la
sauvage poesie s'en va, avec les coutumes et les traditions du passe...

........................................................................

"Tant est que, depuis trois jours que le _Rendeer_ a jete l'ancre devant
Papeete, ton frere Harry a garde le bord, le coeur serre, l'imagination
decue.

........................................................................

"John, lui, n'est pas comme moi, et je crois que deja ce pays
l'enchante; depuis notre arrivee je le vois a peine.

"Il est d'ailleurs toujours ce meme ami fidele et sans reproche, ce meme
bon et tendre frere, qui veille sur moi comme un ange gardien et que
j'aime de toute la force de mon coeur...

........................................................................





V


Rarahu etait une petite creature qui ne ressemblait a aucune autre, bien
qu'elle fut un type accompli de cette race _maorie_ qui peuple les
archipels polynesiens et passe pour une des plus belles du monde; race
distincte et mysterieuse, dont le provenance est inconnue.

Rarahu avait des yeux d'un noir roux, pleins d'une langueur exotique,
d'une douceur caline, comme celle des jeunes chats quand on les caresse;
ses cils etaient si longs, si noirs qu'on les eut pris pour des plumes
peintes. Son nez etait court et fin, comme celui de certaines figures
arabes; sa bouche, un peu plus epaisse, un peu plus fendue que le type
classique, avait des coins profonds, d'un contour delicieux. En riant,
elle decouvrait jusqu'au fond des dents un peu larges, blanches comme de
l'email blanc, dents que les annees n'avaient pas eu le temps de
beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries legeres de
l'enfance. Ses cheveux, parfumes au santal, etaient longs, droits, un
peu rudes; ils tombaient en masses lourdes sur ses rondes epaules nues.
Une meme teinte fauve tirant sur le rouge brique, celle des terres
cuites claires de la vieille Etrurie, etait repandue sur tout son corps,
depuis le haut de son front jusqu'au bout de ses pieds.

Rarahu etait d'une petite taille, admirablement prise, admirablement
proportionnee; sa poitrine etait pure et polie, ses bras avaient une
perfection antique.

Autour de ses chevilles, de legers tatouages bleus, simulant des
bracelets; sur la levre inferieure, trois petites raies bleues
transversales, imperceptibles, comme les femmes des Marquises; et, sur
le front, un tatouage plus pale, dessinant un diademe. Ce qui surtout en
elle caracterisait sa race, c'etait le rapprochement excessif de ses
yeux, a fleur de tete comme tous les yeux maoris; dans les moments ou
elle etait rieuse et gaie, ce regard donnait a sa figure d'enfant une
finesse maligne de jeune ouistiti ; alors qu'elle etait serieuse ou
triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvait se mieux definir
que par ces deux mots: une grace polynesienne.



VI


La cour de Pomare s'etait paree pour une demi-reception, le jour ou je
mis pour la premiere fois le pied sur le sol tahitien.--L'amiral
anglais du _Rendeer_ venait faire sa visite d'arrivee a la souveraine
(une vieille connaissance a lui)--et j'etais alle, en grande tenue de
service, accompagner l'amiral.

L'epaisse verdure tamisait les rayons de l'ardent soleil de deux heures;
tout etait tranquille et desert dans les avenues ombreuses dont
l'ensemble forme Papeete, la ville de la reine.--Les cases a
verandas, disseminees dans les jardins, sous les grands arbres, sous les
grandes plantes tropicales,--semblaient, comme leurs habitants,
plongees dans le voluptueux assoupissement de la sieste.--Les abords
de la demeure royale etaient aussi solitaires, aussi paisibles...

Un des fils de la reine,--sorte de colosse basane qui vint en habit
noir a notre rencontre, nous introduisit dans un salon aux volets
baisses, ou une douzaine de femmes etaient assises, immobiles et
silencieuses...

Au milieu de cet appartement, deux grands fauteuils dores etaient places
cote a cote.--Pomare, qui en occupait un, invita l'amiral a s'asseoir
dans le second, tandis qu'un interprete echangeait entre ces deux
anciens amis des compliments officiels.

Cette femme, dont le nom etait mele jadis aux reves exotiques de mon
enfance, m'apparaissait vetue d'un long fourreau de soie rose, sous les
traits d'une vieille creature au teint cuivre, a la tete imperieuse et
dure.--Dans sa massive laideur de vieille femme, on pouvait demeler
encore quels avaient pu etre les attraits et le prestige de sa jeunesse,
dont les navigateurs d'autrefois nous ont transmis l'original souvenir.

Les femmes de sa suite avaient, dans cette penombre d'un appartement
ferme, dans ce calme silence du jour tropical, un charme indefinissable.
--Elles etaient belles presque toutes de la beaute tahitienne: des yeux
noirs, charges de langueur, et le teint ambre des gitanos.--Leurs
cheveux denoues etaient meles de fleurs naturelles et leurs robes de
gaze trainantes, libres a la taille, tombaient autour d'elles en longs
plis flottants.

C'etait sur la princesse Ariitea surtout, que s'arretaient
involontairement mes regards. Ariitea a la figure douce, reflechie,
reveuse, avec de pales roses du Bengale, piquees au hasard dans ses
cheveux noirs...





VII


Les compliments termines, l'amiral dit a la reine:

--Voici Harry Grant que je presente a Votre Majeste; il est le frere de
Georges Grant, un officier de marine, qui a vecu quatre ans dans votre
beau pays.

L'interprete avait a peine acheve de traduire, que Pomare me tendit sa
main ridee; un sourire bon enfant, qui n'avait plus rien d'officiel,
eclaire sa vieille figure:

--Le frere de Roueri! dit elle en designant mon frere par son nom
tahitien.--Il faudra revenir me voir...--Et elle ajouta en anglais:
"Welcome!" (Bienvenu!) ce qui parut une faveur toute speciale, la reine
ne parlant jamais d'autre langue que celle de son pays.

--"Welcome!" dit aussi la reine de Bora-Bora, qui me tendit la main, en
me montrant dans un sourire ses longues dents de cannibale...

Et je partis charme de cette etrange cour...





VIII


Rarahu n'avait guere quitte depuis sa petite enfance la case de sa
vieille mere adoptive, qui habitait dans le district d'Apire, au bord du
ruisseau de Fataoua.

Ses occupations etaient fort simples: la reverie, le bain, le bain
surtout:-le chant et les promenades sous bois, en compagnie de
Tiahoui, son inseparable petite amie.--Rarahu et Tiahoui etaient deux
insouciantes et rieuses petites creatures qui vivaient presque entiere-

ment dans l'eau de leur ruisseau, ou elles sautaient et s'ebattaient
comme deux poissons-volants.





IX


Il ne faudrait pas croire cependant que Rarahu fut sans erudition; elle
savait lire dans sa bible tahitienne, et ecrire, avec une grosse
ecriture tres ferme, les mots doux de la langue maorie; elle etait meme
tres forte sur l'orthographe conventionnelle fixee par les freres
Picpus,--lesquels ont fait, en caracteres latins, un vocabulaire des
mots polynesiens.

Beaucoup de petites filles dans nos campagnes d'Europe sont moins
cultivees assurement que cette enfant sauvage.--Mais il avait fallu
que cette instruction, prise a l'ecole des missionnaires de Papeete, lui
eut peu coute a acquerir, car elle etait fort paresseuse.





X


En tournant a droite dans les broussailles, quand on avait suivi depuis
une demi-heure le chemin d'Apire, on trouvait un large bassin naturel,
creuse dans le roc vif.--Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se
precipitait en cascade, et versait une eau courante, d'une exquise
fraicheur.

La, tout le jour, il y avait societe nombreuse; sur l'herbe, on trouvait
etendues les belles jeunes femmes de Papeete, qui passaient les chaudes
journees tropicales a causer, chanter, dormir, ou bien encore a nager et
a plonger, comme des dorades agiles.--Elles allaient a l'eau vetues de
leurs tuniques de mousseline, et les gardaient pour dormir, toutes
mouillees sur leur corps, comme autrefois les naiades.

La, venaient souvent chercher fortune les marins de passage; la tronait
Tetouara la negresse;--la se faisait a l'ombre une grande consommation
d'oranges et de goyaves.

Tetouara appartenait a la race des Kanaques noirs de la Melanesie.--Un
navire qui venait d'Europe l'avait un jour prise dans une ile avoisinant
la Caledonie, et l'avait deposee a mille lieues de son pays, a Papeete,
ou elle faisait l'effet d'une personne du Congo que l'on aurait egaree
parmi des misses anglaises.

Tetouara avec une inepuisable belle humeur, une gaite simiesque, une
impudeur absolue, entretenait autour d'elle le bruit et le mouvement.
Cette propriete de sa personne la rendait precieuse a ses nonchalantes
compagnes; elle etait une des notabilites du ruisseau de Fataoua...





XI

PRESENTATION


Ce fut vers midi, un jour calme et brulant, que pour la premiere fois de
ma vie j'apercus ma petite amie Rarahu. Les jeunes femmes tahitiennes,
habituees du ruisseau de Fataoua, accablees de sommeil et de chaleur,
etaient couchees tout au bord, sur l'herbe, les pieds trempant dans
l'eau claire et fraiche.--L'ombre de l'epaisse verdure descendait sur
nous, verticale et immobile;  de larges papillons d'un noir de velours,
marques de grands yeux couleur scabieuse, volaient lentement, ou se
posaient sur nous, comme si leurs ailes soyeuses eussent ete trop
lourdes pour les enlever; l'air etait charge de senteurs enervantes et
inconnues; tout doucement je m'abandonnais a cette molle existence, je
me laissais aller aux charmes de l'Oceanie...

Au fond du tableau, tout a coup des broussailles de mimosas et de
goyaviers s'ouvrirent, on entendit un leger bruit de feuilles qui se
froissent,--et deux petites filles parurent, examinant la situation
avec des mines de souris qui sortent de leurs trous.

Elles etaient coiffees de couronnes de feuillage, qui garantissaient
leur tete contre l'ardeur du soleil; leurs reins etaient serres dans des
_pareos_ (pagnes) bleu fonce a grandes raies jaunes; leurs torses fauves
etaient sveltes et nus; leurs cheveux noirs, longs et denoues... Point
d'Europeens, point d'etrangers, rien d'inquietant en vue... Les deux
petites, rassurees, vinrent se coucher sous la cascade qui se mit a
s'eparpiller plus bruyamment autour d'elles...

La plus jolie des deux etait Rarahu; l'autre Tiahoui, son amie et sa
confidente...

Alors Tetouara, prenant rudement mon bras, ma manche de drap bleu marine
sur laquelle brillait un galon d'or,--l'eleva au-dessus des herbes
dans lesquelles j'etais enfoui,--et la leur montra avec une
intraduisible expression de bouffonnerie, en l'agitant comme un
epouvantail.

Les deux petites creatures, comme deux moineaux auxquels on montre un
babouin, se sauverent terrifiees,--et ce fut la notre presentation,
notre premiere entrevue...





XII


Les renseignements qui me furent sur-le-champ fournis par Tetouara se
resumaient a peu pres a ceci:

--Ce sont deux petites sottes qui ne sont pas comme les autres, et ne
font rien comme nous toutes. La vieille Huamahine qui les garde est une
femme a principes, qui leur defend de se commettre avec nous.

Elle, Tetouara, eut ete personnellement tres satisfaite si ces deux
filles se fussent laisse apprivoiser par moi; elle m'engageait tres
vivement a tenter cette aventure.

Pour les trouver, il suffisait, d'apres ses indications, de suivre sous
les goyaviers un imperceptible sentier qui au bout de cent pas
conduisait a un bassin plus eleve que le premier et moins frequente
aussi.--La, disait-elle, le ruisseau de Fataoua se repandait encore
dans un creux de rocher qui semblait fait tout expres pour le tete-a-
tete ou trois personnes intimes.--C'etait la salle de bain particuliere
de Rarahu et de Tiahoui; on pouvait dire que la s'etait passee toute
leur enfance...


C'etait un recoin tranquille, au-dessus duquel faisaient voute de grands
arbres-a-pain aux epaisses feuilles,--des mimosas, des goyaviers et de
fines sensitives. L'eau fraiche y bruissait sur de petits cailloux
polis; on y entendait de tres loin, et perdus en murmure confus, les
bruits du grand bassin, les rires des jeunes femmes et la voix de
crecelle de Tetouara.





XIII


.....................................................................

--Loti, me disait un mois plus tard la reine Pomare, de sa grosse voix
rauque--Loti, pourquoi n'epouserais-tu pas la petite Rarahu du
district d'Apire?... Cela serait beaucoup mieux, je t'assure, et te
poserait davantage dans le pays...

C'etait sous la veranda royale que m'etait faite cette question.--
J'etais allonge sur une natte, et tenais en main cinq cartes que venait
de me servir mon amie Teria; en face de moi etait etendue ma bizarre
partenaire, la reine, qui apportait au jeu d'ecarte une passion extreme;
elle etait vetue d'un peignoir jaune a grandes fleurs noires, et fumait
une longue cigarette de pandanus, faite d'une seule feuille roulee sur
elle-meme. Deux suivantes couronnees de jasmin marquaient nos points,
battaient nos cartes, et nous aidaient de leurs conseils, en se penchant
curieusement sur nos epaules.

Au dehors, la pluie tombait, une de ces pluies torrentielles, tiedes,
parfumees, qu'amenent la-bas les orages d'ete; les grandes palmes des
cocotiers se couchaient sous l'ondee, leurs nervures puissantes
ruisselaient d'eau. Les nuages amonceles formaient avec la montagne un
fond terriblement sombre et lourd; tout en haut de ce tableau
fantastique, on voyait percer dans le lointain la corne noire du morne
de Fataoua. Dans l'air etaient suspendues des emanations d'orage qui
troublaient le sens et l'imagination...

......................................................................

"Epouser la petite Rarahu du district d'Apire." Cette proposition me
prenait au depourvu, et me donnait beaucoup a reflechir...

.............................................................

Il allait sans dire que la reine, qui etait une personne tres
intelligente et sensee, ne me proposait point un de ces mariages suivant
les lois europeennes qui enchainent pour la vie. Elle etait pleine
d'indulgence pour les moeurs faciles de son pays, bien qu'elle
s'efforcait souvent de les rendre plus correctes et plus conformes aux
principes chretiens.

C'etait donc simplement un mariage tahitien qui m'etait offert. Je
n'avais pas de motif bien serieux pour resister a ce desir de la reine,
et la petite Rarahu du district d'Apire etait bien charmante...

Neanmoins, avec beaucoup d'embarras, j'alleguai ma jeunesse.

J'etais d'ailleurs un peu sous la tutelle de l'amiral du _Rendeer_ qui
aurait pu voir d'un mauvais oeil cette union... Et puis un mariage est
une chose fort couteuse, meme en Oceanie... Et puis, et surtout, il y
avait l'eventualite d'un prochain depart,--et laisser Rarahu dans les
larmes, en eut ete une consequence inevitable, et assurement fort
cruelle.

Pomare sourit a toutes ces raisons, dont aucune sans doute ne l'avait
convaincue.

Apres un moment de silence, elle me proposa Faimana, sa suivante, que
cette fois je refusai tout net.

Alors sa figure prit une expression de fine malice, et tout doucement
ses yeux se tournerent vers Ariitea la princesse:

--Si je t'avais offert celle-ci, dit-elle, peut-etre aurais-tu accepte
avec plus d'empressement, mon petit Loti?...

La vieille femme revelait par ces mots qu'elle avait devine le troisieme
et assurement le plus serieux des secrets de mon coeur.

Ariitea baissa les yeux, et une nuance rose se repandit sur ses joues
ambrees; je sentis moi-meme que le sang me montait tumultueusement au
visage et le tonnerre se mit a rouler dans les profondeurs de la
montagne, comme un orchestre formidable soulignant la situation tendue
d'un melodrame...

Pomare satisfaite de sa facetie riait sous cape. Elle avait mis a profit
le trouble qu'elle venait d'occasionner pour marquer deux fois _te tane_
(l'homme), c'est-a-dire _le roi_...

Pomare, dont un des passe-temps favoris etait le jeu d'ecarte, etait
extraordinairement tricheuse, elle trichait meme aux soirees
officielles, dans les parties interessees qu'elle jouait avec les
amiraux ou le gouverneur, et les quelques louis qu'elle y pouvait gagner
n'etaient certes pour rien dans le plaisir qu'elle eprouvait a rendre
capots ses partenaires...





XIV


Rarahu possedait deux robes de mousseline, l'une blanche, l'autre rose,
qu'elle mettait alternativement le dimanche par-dessus son _pareo_ bleu
et jaune, pour aller au temple des missionnaires protestants, a Papeete.
Ces jours-la, ses cheveux etaient separes en deux longues nattes noires
tres epaisses; de plus, elle piquait au-dessus de l'oreille (a l'endroit
ou les vieux greffiers mettent leur plume) une large fleur d'hibiscus,
dont le rouge ardent donnait une paleur transparente a sa joue cuivree.

Elle restait peu de temps a Papeete apres le service religieux, evitant
la societe des jeunes femmes, les echoppes des Chinois marchands de the,
de gateau et de biere. Elle etait tres sage, et en donnant la main a
Tiahoui, elle rentrait a Apire pour se deshabiller.

Un petit sourire contenu, une petite moue discrete, etaient les seuls
signes d'intelligence que m'envoyaient les deux petites filles, quand
par hasard nous nous rencontrions dans les avenues de Papeete...





XV


... Nous avions deja passe bien des heures ensemble, Rarahu et moi, au
bord du ruisseau de Fataoua, dans notre salle de bain sous les
goyaviers, quand Pomare me fit l'etrange proposition d'un mariage.

Et, Pomare, qui savait tout ce qu'elle voulait savoir, connaissait cela
fort bien.

Bien longtemps j'avais hesite.--J'avais resiste de toutes mes forces,
--et cette situation singuliere s'etait prolongee, au dela de toute
vraisemblance, plusieurs jours durant: quand nous nous etentions sur
l'herbe pour faire ensemble le somme de midi, et que Rarahu entourait
mon corps de ses bras, nous nous endormions l'un pres de l'autre, a peu
pres comme deux freres.

C'etait une bien enfantine comedie que nous jouions la tous deux, et
personne assurement ne l'eut soupconnee. Le sentiment "_qui fit hesiter
Faust au seuil de Marguerite_" eprouve pour une fille de Tahiti, m'eut
peut-etre fait sourire moi-meme, avec quelques annees de plus; il eut
bien amuse l'etat-major de _Rendeer_, en tout cas, et m'eut comble de
ridicule aux yeux de
Tetouara...........................................................

Les vieux parents de Rarahu, que j'avais craint de desoler d'abord,
avaient sur ces questions des idees tout a fait particulieres qui en
Europe n'auraient point cours. Je n'avais pas tarde a m'en apercevoir.

Ils s'etaient dit qu'une grande fille de quatorze ans n'est plus une
enfant, et n'a pas ete creee pour vivre seule... Elle n'allait pas se
prostituer a Papeete, et c'etait la tout ce qu'ils avaient exige de sa
sagesse.

Ils avaient juge que mieux valait Loti qu'un autre, Loti tres jeune
comme elle, qui leur paraissait doux et semblait l'aimer... et , apres
reflexion, les deux vieillards avaient trouve que c'etait bien...

John lui-meme, mon bien-aime frere John, qui voyait tout avec ses yeux
si etonnamment purs, qui eprouvait une surprise douloureuse quand on lui
contait mes promenades nocturnes en compagnie de Faimana dans les
jardins de la reine,--John etait plein d'indulgence pour cette petite
fille qui l'avait charme.--Il aimait sa candeur d'enfant, et sa
grande affection pour moi; il etait dispose a tout pardonner a son frere
Harry, quand il s'agissait
d'elle.............................................................

Si bien que, quand la reine me proposa d'epouser la petite Rarahu du
district d'Apire, le mariage tahitien ne pouvait plus etre entre nous
deux qu'une formalite...





XVI


CHOSES DU PALAIS


Ariifaite, le prince-epoux, jouait a la cour de Pomare un role politique
tout a fait efface.

La reine, qui tenait a donner aux Tahitiens une belle lignee royale,
avait choisi cet homme, parce qu'il etait le plus grand et le plus beau
qu'on eut pu trouver dans ses archipels.--C'etait encore un magnifique
vieillard a cheveux blancs, a la taille majestueuse, au profil noble et
regulier.

Mais il etait peu presentable, et s'obstinait a se trop peu vetir; le
simple  pareo tahitien lui semblait suffisant; il n'avait jamais pu se
faire a l'habit noir.

De plus il se grisait souvent; aussi le montrait-on fort peu.



De ce mariage etaient issus de vrais geants qui tous mouraient du meme
mal sans remedes, comme ces grandes plantes des tropiques qui poussent
en une saison et meurent a l'automne.

Tous mouraient de la poitrine, et la reine les voyait l'un apres l'autre
partir, avec une inexprimable douleur.

L'aine, Tamatoa, avait eu de la belle reine Moe sa femme, une petite
princesse delicieusement jolie,--l'heritiere presomptive du trone de
Tahiti,--la petite Pomare V, sur laquelle se portait toute la
tendresse de la grand'mere Pomare IV.

Cette enfant, qui en 1872 avait six ans, laissait paraitre deja les
symptomes du mal hereditaire, et plus d'une fois les yeux de l'aieule
s'etaient remplis de larmes en la regardant.

Cette maladie prevue et cette mort certaine donnaient un charme de plus
a cette petite creature, la derniere des Pomare, la derniere des reines
des archipels tahitiens.--Elle etait aussi ravissante, aussi
capricieuse que peut l'etre une petite princesse malade que l'on ne
contrarie jamais. L'affection qu'elle montrait pour moi avait contribue
a m'attirer celle de la reine...





XVII


Pour arriver a parler le langage de Rarahu,--et a comprendre ses
pensees,--meme les plus droles ou le plus profondes,--j'avais resolu
d'apprendre la langue maorie.

Dans ce but, j'avais fait un jour a Papeete l'acquisition du
dictionnaire des freres Picpus,--vieux petit livre qui n'eut jamais
qu'une edition, et dont les rares exemplaires sont presque introuvables
aujourd'hui.

Ce fut ce livre qui le premier m'ouvrit sur la Polynesie d'etranges
perspectives,-tout un champ inexplore de reveries et d'etudes.





XVIII


Au premier abord je fus frappe de la grande quantite des mots mystiques
de la vieille religion maorie,--et puis de ces mots tristes,
effrayants, intraduisibles,--qui expriment la-bas les terreurs vagues
de la nuit,--les bruits mysterieux de la nature, les reves a peine
saisissables de l'imagination...

Il y avait d'abord _Taaroa_, le dieu superieur des religions
polynesiennes.

Les deesses: _Ruahine tahua_, deesse des arts et de la priere.

_Ruahine auna_, deesse de la sollicitude.

_Ruahine faaipu_, deesse de la franchise.

_Ruahine nihonihoraroa_, deesse de la dissension et du meurtre.

_Romatane_, le pretre qui admet les ames au ciel, ou les en exclut.

_Tutahoroa_, la route qui suivent les ames pour se rendre dans la nuit
eternelle.

_Tapaparaharaha_, la base du monde.

_Ihohoa_, les manes, les revenants.

_Oroimatua ai aru nihonihororoa_, cadavre qui revient pour tuer et
manger les vivants.

_Tuitupapau_, priere a un mort de ne pas revenir.

_Tahurere_, prier un ami mort de nuire a un ennemi.

_Tii_, esprit malfaisant.

_Tahutahu_, enchanteur, sorcier.

_Mahoi_, l'essence, l'ame d'un Dieu.

_Faa-fano_, depart de l'ame a la mort.

_Ao_, monde, univers, terre, ciel, bonheur, paradis, nuage, lumiere,
principe, centre, coeur des choses.

_Po_, nuit, anciens temps, monde inconnu et tenebreux, enfers.

... Et des mots tels que ceux-ci, pris au hasard entre mille:

_Moana_, abimes de la mer ou du ciel.

_Tohureva_, presage de mort.

_Natuaea_, vision confuse et trompeuse.

_Nupa nupa_, obscurite, agitation morale.

_Ruma-ruma_, tenebres, tristesses.

_Tarehua_, avoir les sens obscurcis, etre visionnaire.

_Tataraio_, etre ensorcele.

_Tunoo_, malefice.

_Ohiohio_, regard sinistre.

_Puhiairoto_, ennemi secret.

_Totoro ai po_, repas mysterieux dans les tenebres.

_Tetea_, personne pale, fantome.

_Oromatua_, crane d'un parent.

_Papaora_, odeur de cadavre.

_Taihitoa_, voix effrayante.

_Tai aru_, voix comme le bruit de la mer.

_Tururu_, bruit de bouche pour effrayer.

_Oniania_,  vertige, brise qui se leve.

_Tape tape_, limite touchant aux eaux profondes.

_Tahau_, blanchir a la rosee.

_Rauhurupe_, vieux bananier; personne decrepite.

_Tutai_, nuees rouges a l'horizon.

_Nina_, chasser une idee triste; enterrer.

_Ata_, nuage; tige de fleur; messager; crepuscule.

_Ari_, profondeur; vide; vague de la mer...

..........................................................





XIX


... Rarahu possedait un chat d'une grande laideur, en qui se resumaient
avant mon arrivee ses plus cheres affections.

Les chats sont betes de luxe en Oceanie, et pourtant leur race est la-
bas tout a fait manquee.--Ceux qui arrivent d'Europe font souche, et
son fort recherches.

Celui de Rarahu etait une grande bete efflanquee, haute sur pattes, qui
passait ses jours a dormir le ventre au soleil, ou a manger des
languerottes bleues. Il s'appelait Turiri.--Ses oreilles droites
etaient percees a leurs extremites, et ornees de petits glands de soie,
suivant la mode des chats de Tahiti. Cette coiffure completait d'une
maniere tres comique ce minois de chat, deja fort extraordinaire par
lui-meme.

Il s'enhardissait jusqu'a suivre sa maitresse au bain, et passait de
longues heures avec nous, etendu dans des poses nonchalantes.

Rarahu lui prodiguait les noms les plus tendres,--tels que: _Ma petite
chose tres cherie_--et _mon petit coeur_ (ta u mea iti here rahi) et
(ta u mafatu iti).





XX


.................................................................

... Non, ceux-la qui ont vecu la-bas, au milieu des filles a demi
civilisees de Papeete,--qui ont appris avec elles le tahitien facile
et batard de la plage et les moeurs de la ville colonisee,--qui ne
voient dans Tahiti qu'une ile ou tout est fait pour le plaisir des sens
et la satisfaction des appetits materiels,--ceux-la ne comprennent
rien au charme de ce pays...

Ceux encore,--les plus nombreux sans contredit,--qui jettent sur
Tahiti un regard plus honnete et plus artiste,--qui y voient une terre
d'eternel printemps, toujours riante, poetique,--pays de fleurs et de
belles jeunes femmes,--ceux-la encore ne comprennent pas... Le charme
de ce pays est ailleurs, et n'est pas saisissable pour tous...

Allez loin de Papeete, la ou la civilisation n'est pas venue, la ou se
retrouvent sous les minces cocotiers,--au bord des plages de corail,
--devant l'immense Ocean desert,--les districts tahitiens, les
villages aux toits de pandanus.--Voyez ces peuplades immobiles et
reveuses;--voyez au pied des grands arbres ces groupes silencieux,
indolents et oisifs, qui semblent ne vivre que par le sentiment de la
contemplation... Ecoutez le grand calme de cette nature, le bruissement
monotone et eternel des brisants de corail;--regardez ces sites
grandioses, ces mornes de basalte, ces forets suspendues aux montagnes
sombres, et tout cela, perdu au milieu de cette solitude majestueuse et
sans bornes: le
Pacifique.........................................................





XXI


... Le premier soir ou Rarahu vint se meler aux jeunes femmes de
Papeete, etait un soir de grande fete.

La reine donnait un bal a l'etat-major d'une fregate, qui par hasard
passait...

Dans le salon tout ouvert, etaient deja ranges les fonctionnaires
europeens, les femmes de la cour, tout le personnel de la colonie, en
habits de gala.

En dehors, dans les jardins, c'etait un grand tumulte, une grande
confusion. Toutes les suivantes, toutes les jeunes femmes, en robe de
fete et couronnees de fleurs, organisaient une immense _upa-upa_. Elles
se preparaient a danser jusqu'au jour, pieds nus et au son du tam-tam,-
tandis que chez la reine, on allait danser au piano, en bottines de
satin.

Et les officiers qui avaient deja des amies au dedans et au dehors, dans
ces deux mondes de femmes, allaient de l'un a l'autre sans detours, avec
le singulier laisser-aller qu'autorisent les moeurs tahitiennes...


La curiosite, la jalousie surtout avaient pousse Rarahu a cette sorte
d'escapade, depuis longtemps premeditee.--La jalousie, passion peu
commune en Oceanie, avait sourdement mine son petit coeur sauvage.

Quand elle s'endormait seule au milieu de ce bois, couchee en meme temps
que le soleil dans la case de ses vieux parents, elle se demandait ce
que pouvaient bien etre ces soirees de Papeete que Loti son ami passait
avec Faimana ou Teria, suivantes de la reine... Et puis il y avait cette
princesse Ariitea, dans laquelle, avec son instinct de femme, elle avait
devine une rivale...


--"Ia ora na, Loti!" (Je te salue, Loti!) dit tout a coup derriere moi
une petite voix bien connue, qui semblait encore trop jeune et trop
fraiche pour etre melee au tumulte de cette fete.

Et je repondis, etonne:

--"Ia ora na, Rarahu!" (Je te salue, Rarahu!)

C'etait bien elle, pourtant, la petite Rarahu, en robe blanche, et
donnant la main a Tiahoui. C'etaient bien elles deux,--qui semblaient
intimidees de se trouver dans ce milieu inusite, ou tant de jeunes
femmes les regardaient. Elles m'abordaient avec de petites mines, demi-
souriantes, demi-pincees,--et il etait aise de voir que l'orage etait
dans l'air.

--Ne veux-tu pas te promener avec nous, Loti? Ici ne nous connais-tu
pas? Et ne sommes-nous pas autant que les autres bien habillees et
jolies?

Elles savaient bien qu'elles l'etaient plus que les autres, au
contraire,--et, sans cette conviction, probablement elles n'eussent
point tente l'aventure.

--Allons plus pres, dit Rarahu; je veux voir a ce qu'_elles_ font dans
la maison de la reine.

Et tous trois, nous tenant par la main, au milieu des tuniques de
mousseline et des couronnes de fleurs, nous nous approchames des
fenetres ouvertes,--pour regarder ensemble cette chose singuliere a
plus d'un titre: une reception chez la reine Pomare.

--Loti, demanda d'abord Tiahoui,--celles-ci, que font-elles?... Elle
montrait de la main un groupe de femmes legerement bistrees, et parees
de longues tuniques eclatantes, qui etaient assises avec des officiers
autour d'une table couverte d'un tapis vert. Elles remuaient des pieces
d'or et de nombreux petits carres de carton peint, qu'elles faisaient
glisser rapidement dans leurs doigts, tandis que leurs yeux noirs
conservaient leur impassible expression de calinerie et de nonchalance
exotique.

Tiahoui ignorait absolument les secrets du _poker_ et du _baccara_; elle
ne saisit que d'une maniere imparfaite les explications que je pus lui
en donner.


Quand les premieres notes du piano commencerent a resonner dans
l'atmosphere chaude et sonore, le silence se fit et Rarahu ecouta en
extase... Jamais rien de semblable n'avait frappe son oreille; la
surprise et le ravissement dilataient ses yeux etranges. Le tam-tam
aussi s'etait tu, et derriere nous les groupes se serraient sans bruit:
--on n'entendait plus que le frolement des etoffes legeres,

--le vol des grandes phalenes, qui venaient effleurer de leurs ailes la
flamme des bougies,--et le bruissement lointain du Pacifique.

Alors parut Ariitea, appuyee au bras d'un commandant anglais, et
s'appretant a valser.

--Elle est tres belle, Loti, dit tout bas Rarahu.

--Tres belle, Rarahu, repondis-je...

--Et tu vas aller a cette fete; et ton tour viendra de danser aussi
avec elle en la tenant dans tes bras, tandis que Rarahu rentrera toute
seule avec Tiahoui, tristement se coucher a Apire! En verite non, Loti,
tu n'iras pas, dit-elle en s'exaltant tout a coup. Je suis venue pour te
chercher...

--Tu verras, Rarahu, comme le piano resonnera bien sous mes doigts; tu
m'ecouteras jouer et jamais musique si douce n'aura frappe ton oreille.
Tu partiras ensuite parce que la nuit s'avance. Demain viendra vite, et
demain nous serons ensemble...

--Mon Dieu, non, Loti, tu n'iras pas, repeta-t-elle encore, de sa voix
d'enfant que la fureur faisait trembler...

Puis, avec une prestesse de jeune chatte nerveuse et courroucee, elle
arracha mes aiguillettes d'or, froissa mon col, et dechira du haut en
bas le plastron irreprochable de ma chemise britannique...

En effet, je ne pouvais plus, ainsi maltraite, me presenter au bal de la
reine;--force me fut de faire contre fortune bon coeur, et, en riant,
de suivre Rarahu, dans les bois du district d'Apire...

Mais, quand nous fumes seuls dans la campagne, loin du bruit de la fete,
au milieu des bois et de l'obscurite, autour de moi je trouvai tout
absurde et maussade, le calme de la nuit, le ciel brillant d'etoiles
inconnues, le parfum des plantes tahitiennes, tout, jusqu'a la voix de
l'enfant delicieuse qui marchait a mon cote... Je songeais a Ariitea, en
longue tunique de satin bleu, valsant la-bas chez la reine, et un ardent
desir m'attirait vers elle;--Rarahu avait ce soir-la fait fausse
route, en m'entrainant dans la solitude.





XXII

LOTI A SA SOEUR A BRIGHTBURY


Papeete, 1872.

"Chere petite soeur,

"Me voila sous le charme, mois aussi--sous le charme de ce pays qui ne
ressemble a aucun autre.--Je crois que je le vois comme jadis le
voyait Georges, a travers le meme prisme enchanteur; depuis deux mois a
peine j'ai mis le pied dans cette ile,--et deja je me suis laisse
captiver.--La deception des premiers jours est bien loin aujourd'hui,
et je crois que c'est ici, comme disait Mignon, que je voudrais vivre,
aimer et mourir...

"Six mois encore a passer dans ce pays, la decision est prise depuis
hier par notre commandant, qui, lui aussi, se trouve mieux ici
qu'ailleurs; le _Rendeer_ ne partira pas avant octobre; d'ici la je me
serai fait entierement a cette existence doucement enervante, d'ici la
je serai devenu plus d'a moitie indigene, et je crains qu'a l'heure du
depart il ne me faille terriblement souffrir...

"Je ne puis te dire tout ce que j'eprouve d'impressions etranges, en
retrouvant a chaque pas mes souvenirs de douze ans... Petit garcon, au
foyer de famille, je songeais a l'Oceanie; a travers le voile
fantastique de l'inconnu, je l'avais comprise et devinee telle que je la
trouve aujourd'hui.--Tous ces sites etaient DEJA VUS, tous ces noms
etaient connus, tous ces personnages sont bien ceux qui jadis hantaient
mes reves d'enfant, si bien que par instants c'est aujourd'hui que je
crois rever...

"Cherche, dans les papiers que nous a laisses Georges, une photographie
deja effacee par le temps: une petite case au bord de la mer, batie aux
pieds de cocotiers gigantesques, et enfouie sous la verdure...--
C'etait la sienne.--Elle est encore la a sa place...

"On me l'a indiquee,--mais c'etait inutile,--tout seul je l'aurais
reconnue...

"Depuis son depart, elle est restee vide; le vent de la mer et les
annees l'ont disjointe et meurtrie; les broussailles l'ont recouvertes,
la vanille l'a tapissee,--mais elle a conserve le nom tahitien de
Georges, on l'appelle encore _la case de Roueri_...

"La memoire de Roueri est restee en honneur chez beaucoup d'indigenes,-
-chez la reine surtout, par qui je suis aime et accueilli en souvenir
de lui.

"Tu avais les confidences de Georges, toi, ma soeur; tu savais sans
doute qu'une Tahitienne qu'il avait aimee avait vecu pres de lui pendant
ses quatre annees d'exil...

"Et moi qui n'etais alors qu'un petit enfant, je devinais tout seul ce
que l'on ne me disait pas; je savais meme qu'elle lui ecrivait, j'avais
vu sur son bureau trainer des lettres, ecrites dans une langue inconnue,
qu'aujourd'hui je commence a parler et a comprendre.

"Son nom etait Taimaha.--Elle habite pres d'ici, dans une ile voisine,
et j'aimerais la voir.--J'ai souvent desire rechercher sa trace--et
puis, au dernier moment j'hesite, un sentiment indefinissable, comme un
scrupule, m'arrete au moment de remuer cette cendre, et de fouiller dans
ce passe intime de mon frere, sur lequel la mort a jete son voile
sacre...



XXIII

ECONOMIE SOCIALE ET PHILOSOPHIE


Le caractere des Tahitiens est un peu celui des petits enfants--Ils
sont capricieux fantasques,--boudeurs tout a coup et sans motif;--
foncierement honnetes toujours,--et hospitaliers dans l'acception du
mot la plus complete...

Le caractere contemplatif est extraordinairement developpe chez eux; ils
sont sensibles aux aspects gais ou tristes de la nature, accessibles a
toutes les reveries de l'imagination...

La solitude des forets, les tenebres, les epouvantent, et ils les
peuplent sans cesse de fantomes et d'esprits.

Les bains nocturnes sont en honneur a Tahiti; au clair de lune, des
bandes de jeunes filles s'en vont dans les bois se plonger dans des
bassins naturels d'une delicieuse fraicheur.--C'est alors que ce
simple mot: "Toupapahou!" jete au milieu des baigneuses les met en fuite
comme des folles...--(_Toupapahou_ est le nom de ces fantomes tatoues
qui sont la terreur de tous les Polynesiens,--mot etrange, effrayant
en lui-meme et intraduisible...)

En Oceanie, le travail est chose inconnue.--Les forets produisent
d'elles-memes tout ce qu'il faut pour nourrir ces peuplades
insouciantes; le fruit de l'arbre-a-pain, les bananes sauvages,
croissent pour tout le monde et suffisent a chacun.--Les annees
s'ecoulent pour les Tahitiens dans une oisivete absolue et une reverie
perpetuelle,--et ces grands enfants ne se doutent pas que dans notre
belle Europe tant de pauvres gens s'epuisent a gagner le pain du jour...





XXIV

UN NUAGE


... La bande insouciante et paresseuse etait au complet au bord du
ruisseau d'Apire, et Tetouara, qui etait en veine d'esprit, versait sur
nous tous, a demi endormis dans les herbes, des faceties rabelaisiennes,
--tout en se bourrant de cocos et d'oranges.

On n'entendait guere que sa voix de crecelle, melee aux bruissements de
quelques cigales qui chantaient la leur chanson de midi, a l'heure meme
ou, sur l'autre face de la boule du monde, mes amis d'autrefois
sortaient des theatres de Paris, transis et emmitoufles, dans le
brouillard glacial des nuits d'hiver...

La nature etait tranquille et enervee; une brise tiede passait mollement
sur la cime des arbres, et une foule de petits ronds de soleil dansaient
gaiment sur nous, multiplies a l'infini par le tamisage leger des
goyaviers et des mimosas...

Nous vimes s'avancer tout a coup une personne vetue d'une tunique
trainante en gaze vert d'eau, avec de longs cheveux noirs soigneusement
nattes, et, sur le front, une couronne de jasmin...

On voyait un peu, a travers la fine tunique, sa gorge pure de jeune
fille que n'avait jamais contrariee aucune entrave... On voyait aussi
qu'elle avait roule, autour de ses hanches, un _pareo_ somptueux, dont
les grandes fleurs blanches sur fond rouge transparaissaient sous la
gaze legere...

Je n'avais jamais vu Rarahu si belle, ni se prenant autant au serieux...

Un grand succes d'admiration avait salue son entree... Le fait est
qu'elle etait bien jolie ainsi,--et que sa coquetterie embarrassee la
rendait encore plus charmante...

Confuse et intimidee, elle etait venu a moi; puis, sur l'herbe, elle
s'etait assise a mon cote, et restait la immobile, les joues empourprees
sous leur bistre, les yeux baisses, comme une enfant coupable qui
tremble qu'on ne l'interroge et ne la confonde...

--Loti, tu fais tres bien les choses, disait-on dans la galerie...

Et les jeunes femmes auxquelles mon etonnement n'avait point echappe,
firent entendre dans les hautes herbes de petits eclats de rire contenus
qui disaient une foule de mechantes choses;--Tetouara, fine et
impitoyable, prononca sur la belle robe de gaze ces astucieuses paroles:

--Elle est faite d'une _etoffe chinoise!_

Et les eclats de rire redoublerent;--il en partait de derriere tous
les goyaviers,--il en sortait de l'eau du ruisseau; il en venait de
partout,--et la pauvre petite Rarahu etait bien pres de fondre en
larmes...





XXV

TOUJOURS LE NUAGE


..."Elle est faite d'une _etoffe chinoise!_" avait dit Tetouara...

Parole grosse de sous-entendus venimeux,--parole aceree a triple
pointe, qui souvent me revenait en tete...

En verite j'etais tout a fait etranger a cette robe de gaze verte... Ce
n'etaient point non plus les vieux parents adoptifs de Rarahu,--
lesquels vivaient a moitie nus dans leur case de pandanus,--qui
s'etaient lances dans de telles prodigalites...

Et je demeurais plonge dans mes reflexions...


Les marchands chinois de Papeete sont pour les Tahitiennes un objet de
degout et d'horreur... Il n'est point de plus grande honte pour une
jeune femme que d'etre convaincue d'avoir ecoute les propos  galants de
l'un d'entre eux...

Mais les Chinois sont malins et sont riches;--et il est notoire que
plusieurs de ces personnages, a force de presents et de pieces blanches,
obtiennent des faveurs clandestines qui les dedommagent du mepris
public...

Je m'etais bien garde cependant de communiquer cet horrible soupcon  a
John, qui eut charge d'anathemes ma petite amie Rarahu... J'eus le bon
gout de ne faire ni reproche ni scandale,--me reservant seulement
d'observer et d'attendre...





XXVI

PERSISTANCE DU NUAGE


... Quand j'arrivai au ruisseau d'Apire, a notre salle de bain
particuliere sous les goyaviers, il etait trois heures de l'apres-midi,
heure inusitee.

J'etais venu sans bruit... J'ecartai les branches et je regardai...

La stupeur me cloua sur place...

Une chose horrible etait la dans ce lieu, que nous considerions comme
appartenant a nous seuls: un vieux Chinois tout nu, lavant dans notre
eau limpide son vilain corps jaune...

Il semblait chez lui et ne se derangeait nullement... Il avait releve sa
longue queue de cheveux gris nattes, et l'avait roulee en maniere de
chignon de femme sur la pointe de son crane chauve... Complaisamment il
lavait dans notre ruisseau ses membres osseux qui semblaient enduits de
safran,--et le soleil l'eclairait tout de meme, de sa lueur
discretement voilee par la verdure,--et l'eau fraiche et claire
bruissait tout de meme autour de lui,--avec autant de naturel et de
gaite qu'elle eut pu le faire pour nous...





XXVII


... J'observais, poste derriere les branches... La curiosite me tenait
la attentif et immobile... Je m'etais condamne au spectacle de ce bain,
attendant avec anxiete ce qui allait s'ensuivre...

Je n'attendis pas longtemps; un leger frolement de branches, un bruit de
voix douces, m'indiqua bientot que les deux petites filles arrivaient...

Le Chinois, qui les avait entendues aussi, se leva d'un bond, comme mu
par un ressort... Soit pudeur, soit honte d'etaler au soleil d'aussi
laides choses, il courut a ses vetements... Les nombreuses robes de
mousseline qui, superposees, composaient son costume,  pendaient ca et
la, accrochees aux branches des arbres.

Il avait eu le temps d'en passer deux ou trois, quand les petites
arriverent.

Le chat de Rarahu, qui ouvrait la marche, fit un haut-le-corps tres
significatif en apercevant l'homme jaune, et rebroussa chemin d'un air
indigne...

Tiahoui parut ensuite;--elle eut un temps d'arret en portant la main a
son menton, et riant sous cape, comme une personne qui apercoit quelque
chose de tres drole...

Rarahu regarda par-dessus son epaule, riant aussi... Apres quoi toutes
deux s'avancerent resolument, en disant d'un ton narquois:

--Ia ora na, Tseen-Lee!--Ia ora na tinito, mafatu meiti!

(Bonjour, Tseen-Lee,--bonjour, Chinois, mon petit coeur!)

Elles le connaissaient par son nom, et lui-meme avait appele Rarahu...
Il avait laisse retomber sa queue grisonnante avec un grand air de
coquetterie, et ses yeux de vieux lubrique etincelaient d'une hideuse
maniere...





XXVIII


Il tira de ses poches une quantite de choses qu'il offrit aux deux
enfants: petites boites de poudres blanches ou roses,--petits
instruments compliques pour la toilette, petites spatules d'argent pour
racler la langue, toutes choses dont il leur expliquait l'usage,--et
puis des bonbons chinois aussi,--des fruits confits au poivre et au
gingembre...

C'etait Rarahu surtout qui etait l'objet de ses attentions ardentes.--
Et les deux petites, en se faisant un peu prier, acceptaient tout de
meme avec accompagnement de moues dedaigneuses, et de grimaces de
ouistitis...

Il y eut un grand ruban rose, pour lequel Rarahu laissa embrasser son
epaule nue...

Et puis Tseen-Lee voulut aller plus loin, et approcha ses levres de
celles de ma petite amie,--laquelle s'enfuit a toutes jambes, suivie
de Tiahoui... Toutes deux disparurent sous bois comme des gazelles,
emportant leurs presents a pleines mains-on les entendit de loin rire
encore a travers la verdure,--et Tseen-Lee, incapable de les
rejoindre, demeura a sa place, piteux et decontenance...





XXIX

LE NUAGE CREVE


... Le lendemain Rarahu, la tete appuyee sur mes genoux, pleurait a
chaudes larmes...

Dans son coeur de pauvre petite croissant a l'aventure dans les bois,
les notions du bien et du mal etaient restees imparfaites; on y trouvait
une foule d'idees baroques et incompletes venues toutes seules a l'ombre
des grands arbres.-Les sentiments frais et purs y dominaient pourtant,
et il s'y melait aussi quelques donnees chretiennes, puisees au hasard
dans la Bible de ses vieux parents...

La coquetterie et la gourmandise l'avaient poussee hors du droit chemin,
mais j'etais sur, absolument sur qu'elle n'avait rien donne en echange
de ces singuliers presents, et le mal pouvait encore se reparer par des
larmes.

Elle comprenait que ce qu'elle avait fait etait fort mal; elle
comprenait surtout qu'elle m'avait cause de la peine,--et que John, le
serieux John, mon frere, detournerait d'elle ses yeux bleus...

Elle avait tout avoue, l'histoire de la robe de gaze verte, l'histoire
du pareo rouge.-Elle pleurait, la pauvre petite, de tout son coeur;
les sanglots oppressaient sa poitrine,--et Tiahoui pleurait aussi, de
voir pleurer son amie...

Ces larmes, les premieres que Rarahu eut versees de sa vie, produisirent
entre nous le resultat qu'amenent souvent les larmes, elles nous firent
davantage nous aimer.-Dans le sentiment que j'eprouvais pour elle, le
coeur prit une part plus large, et l'image d'Ariitea s'effaca pour un
temps...

L'etrange petite creature qui pleurait la sur mes genoux, dans la
solitude d'un bois d'Oceanie, m'apparaissait sous un aspect encore
inconnu; pour la premiere fois elle me semblait _quelqu'un_, et je
commencais a soupconner la femme adorable qu'elle eut pu devenir, si
d'autres que ces deux vieillards sauvages eussent pris soin de sa jeune
tete...





XXX


A dater de ce jour, Rarahu considerant qu'elle n'etait plus une enfant,
cessa de se montrer la poitrine nue au soleil...

Meme les jours non feries, elle se mit a porter des robes et a natter
ses longs cheveux...





XXXI


..._Mata reva_ etait le nom que m'avait donne Rarahu, ne voulant point
de celui de Loti, qui me venait de Faimana ou d'Ariitea.--_Mata_, dans
le sens propre, veut dire: _oeil_; c'est d'apres les yeux que les Maoris
designent les gens, et les noms qu'ils leur donnent sont generalement
tres reussis...

Plumket, par exemple, s'appelait _Mata pifare_ (oeil de chat); Brown,
_Mata iore_ (oeil de rat), et John, _Mata ninamu_ (oeil azure)...

Rarahu n'avait voulu pour moi aucune ressemblance d'animal;
l'appellation plus poetique de _Mata reva_ etait celle qu'apres bien des
hesitations elle avait choisie...

Je consultai le dictionnaire des venerables freres Picpus,--et trouvai
ce qui suit:

_Reva_, firmament;--abime, profondeur;--mystere...





XXXII

JOURNAL DE LOTI


... Les heures, les jours, les mois, s'envolaient dans ce pays autrement
qu'ailleurs; le temps s'ecoulait sans laisser de traces, dans la
monotonie d'un eternel ete.-Il semblait qu'on fut dans une atmosphere
de calme et d'immobilite, ou les agitations du monde n'existaient
plus...

Oh! les heures delicieuses, oh! les heures d'ete, douces et tiedes, que
nous passions la, chaque jour, au bord du ruisseau de Fataoua, dans ce
coin de bois, ombreux et ignore, qui fut le nid de Rarahu, et le nid de
Tiahoui.-Le ruisseau courait doucement sur les pierres polies,
entrainant des peuplades de poissons microscopiques et de mouches d'eau.
-Le sol etait tapisse de fines graminees, de petites plantes delicate,
d'ou sortait une senteur pareille a celle de nos foins d'Europe pendant
le beau mois de juin, senteur exquise, rendue par ce seul mot tahitien:
"poumiriraira", qui signifie: _une suave odeur d'herbes_. L'air etait
tout charge d'exhalaisons tropicales, ou dominait le parfum des oranges
surchauffees dans les branches par le soleil du midi.-Rien ne
troublait le silence accablant de ces midi d'Oceanie. De petits lezards,
bleus comme des turquoises, que rassurait notre immobilite, circulaient
autour de nous, en compagnie des papillons noirs marques de grands yeux
violets.  On n'entendait que de legers bruits d'eau, des chants discrets
d'insectes, ou de temps en temps la chute d'une goyave trop mure, qui
s'ecrasait sur la terre avec un parfum de framboise...


... Et quand le journee s'avancait, quand le soleil plus bas jetait sur
les branches des arbres des lueurs plus dorees, Rarahu s'en retournait
avec moi a sa case isolee dans les bois.-Les deux vieillards ses
parents, fixes et graves, etaient la toujours, accroupis devant leur
hutte de pandanus, et nous regardant venir.-Une sorte de sourire
mystique, une expression d'insouciante bienveillance eclairait un
instant leurs figures eteintes:

--Nous te saluons, Loti! Disaient-ils d'un voix gutturale;--ou bien:
"Nous te saluons, Mata reva!"

Et puis c'etait tout; il fallait se retirer, laissant entre eux deux ma
petite amie, qui me suivait des yeux en souriant et qui semblait une
personnification fraiche de la jeunesse a cote de ces deux sombres
momies polynesiennes...

C'etait l'heure du repas du soir. Le vieux Tahaapairu etendait ses longs
bras tatoues jusqu'a une pile de bois mort; il y prenait deux morceaux
de _bourao_ desseche, et les frottait l'un contre l'autre pour en
obtenir du feu,--Vieux procede de sauvage. Rarahu recevait la flamme
des mains du vieillard; elle allumait une gerbe de branches, et faisait
cuire dans la terre deux _maiores_, fruits de l'arbre-a-pain, qui
composaient le repas de la famille...

C'etait l'heure aussi ou la bande des baigneuses du ruisseau de Fatoua
rejoignait Papeete, Tetouara en tete,--et j'avais pour m'en revenir
toujours compagnie joyeuse.

--Loti, disait Tetouara, n'oublie pas qu'on t'attend a la nuit dans le
jardin de la reine; Teria et Faimana te font dire qu'elles comptent sur
toi pour les conduire prendre du the chez les Chinois,--et moi aussi,
j'en serais tres volontiers si tu veux...

Nous nous en revenions en chantant, par un chemin d'ou la vue dominait
le grand Ocean bleu, eclaire des dernieres lueurs du soleil couchant.

La nuit descendait sur Tahiti, transparente, etoilee. Rarahu s'endormait
dans ses bois; les grillons entonnaient sous l'herbe leur concert du
soir, les phalenes prenaient leur vol sous les grands arbres,--et les
suivantes commencaient a errer dans les jardins de la reine...





XXXIII


... Rarahu, qui suivait avec moi une des avenues ombragees de Papeete,
adressa un bonjour moitie amical, moitie railleur,--un peu terrifie
aussi,--a une creature baroque qui passait.

La grande femme seche, qui n'avait de la Tahitienne que le costume, y
repondit avec une raideur pleine de dignite, et se retourna pour nous
regarder.

Rarahu vexee lui tira la langue,--apres quoi elle me conta en riant
que cette vieille fille, _demi-blanche_, metis efflanquee d'Anglais et
de Maorie,--etait son ancien professeur, a l'ecole de Papeete.

Un jour, la metis avait declare a son eleve qu'elle fondait sur elle les
plus hautes esperances pour lui succeder dans ce pontificat, en raison
de la grande facilite avec laquelle apprenait l'enfant.

Rarahu, saisie de terreur a la pensee de cet avenir, avait tout d'une
traite pris sa course jusqu'a Apire, quittant du coup la _haapiiraa_ (la
maison d'ecole) pour n'y plus revenir...





XXXIV


... Je rentrai un matin a bord du _Rendeer_, rapportant cette nouvelle a
sensation que j'avais couche en compagnie de Tamatoa...

Tamatoa, fils aine de la reine Pomare, mari de la reine Moe de l'ile
Raiatea,--pere de la delicieuse petite malade, Pomare V,--etait un
homme que l'on gardait enferme depuis quelques annees entre quatre
solides murailles, et qui etait encore l'effroi legendaire du pays.

Dans son etat normal, Tamatoa, disait-on, n'etait pas plus mechant qu'un
autre,--mais il buvait,--et, quand il avait bu, il _voyait rouge_,
il lui fallait du sang.

C'etait un homme de trente ans, d'une taille prodigieuse et d'une force
herculeenne; plusieurs hommes ensemble etaient incapables de lui tenir
tete quand il etait dechaine; il egorgeait sans motif, et les atrocites
commises par lui depassaient toute imagination...

Pomare adorait pourtant ce fils colossal.-Le bruit courait meme dans
le palais que depuis quelque temps elle ouvrait la porte, et qu'on
l'avait vu la nuit roder dans les jardins.-Sa presence causait parmi
les filles de la cour la meme terreur que celle d'une bete fauve, dont
on saurait, la nuit, la cage mal fermee.


Il y avait chez Pomare une salle consacree aux etrangers, nuit et jour
ouverte; on y trouvait par terre des matelas recouverts de nattes
blanches et propres, qui servaient aux Tahitiens de passage, aux chefs
attardes des districts, et quelquefois a moi-meme...


... Dans les jardins et dans les palais, tout le monde etait endormi
quand j'entrai dans la salle de refuge.

Je n'y trouvai qu'un seul personnage assis, accoude sur une table ou
brulait une lampe d'huile de cocotier... C'etait un inconnu, d'une
taille et d'une envergure plus qu'humaines; une seule de ses mains eut
broye un homme comme du verre.--Il avait d'epaisses machoires carrees
de cannibale; sa tete enorme etait dure et sauvage, ses yeux a demi
fermes avaient une expression de tristesse egaree...

--"La ora na, Loti!" dit l'homme. (Je te salue, Loti!).

Je m'etais arrete a la porte...

Alors commenca en tahitien, entre l'inconnu et moi, le dialogue suivant:

--... Comment sais-tu mon nom?

--Je sais que tu es Loti, le petit porte-aiguillettes de l'amiral a
cheveux blancs. Je t'ai souvent vu passer pres de moi la nuit. "Tu viens
pour dormir?...

--Et toi? tu es un chef, de quelque ile?...

--Oui, je suis un grand chef.--Couche-toi dans le coin la-bas; tu y
trouveras la meilleure natte...

Quand je fus etendu et roule dans mon pareo je fermai les yeux,--juste
assez pour observer l'etrange personnage qui s'etait leve avec
precaution et se dirigeait vers moi.

En meme temps qu'il s'approchait, un leger bruit m'avait fait tourner la
tete du cote oppose, du cote de la porte ou la vieille reine venait
d'apparaitre; elle marchait cependant avec des precautions infinies, sur
la pointe de ses pieds nus, mais les nattes criaient sous le poids de
son gros corps.

... Quand l'homme fut pres de moi, il prit une moustiquaire de
mousseline qu'il etendit avec soin au-dessus de ma tete, apres quoi il
placa une feuille de bananier devant sa lampe pour m'en cacher la
lumiere, et retourna s'asseoir, la tete appuyee sur ses deux mains.

Pomare qui nous avait observes anxieusement tous deux, cachee dans
l'embrasure sombre, sembla satisfaite de son examen et disparut...

La reine ne venait jamais dans ces quartiers de sa demeure, et son
apparition, m'ayant confirme dans cette idee que mon compagnon etait
inquietant, m'ota toute envie de dormir.

Cependant l'inconnu ne bougeait plus; son regard etait redevenu vague et
atone; il avait oublie ma presence... On entendait dans le lointain, des
femmes de la reine qui chantaient a deux parties un _himene_ des iles
Pomotous.--Et puis la grosse voix du vieil Ariifaite, le prince epoux,
cria: "Mamou!--(silence!)--Te hora a horou ma piti!" (Silence! Il
est minuit!)... Et le silence se fit comme par enchantement...

Une heure apres, l'ombre de la vieille reine apparut encore dans
l'embrasure de la porte.--La lampe s'eteignait, et l'homme venait de
s'endormir...

J'en fit autant bientot, d'un sommeil leger toutefois, et quand, au
petit jour, je me levai pour partir, je vis qu'il n'avait pas change de
place; sa tete seule s'etait affaissee, et reposait sur la table...

Je fis ma toilette au fond du jardin sous les mimosas, dans un ruisseau
d'eau fraiche;--apres quoi j'allai sous la veranda saluer la reine et
la remercier de son hospitalite.

--"Haere mai, Loti, dit elle du plus loin qu'elle me vit, haere mai
paraparau!" (Viens ici, Loti, et causons un peu!) Eh bien! t'a-t-il bien
recu?...

--Oui, dis-je.

Et je vis sa vieille figure s'epanouir de plaisir quand je lui exprimai
ma reconnaissance pour les soins qu'il avait pris de moi...

--Sais-tu qui c'etait, dit-elle mysterieusement,--oh! ne le repete
pas, mon petit Loti... c'etait Tamatoa!...

Quelques jours plus tard, Tamatoa fut officiellement relache,--a la
condition qu'il ne sortirait point du palais; j'eus plusieurs fois
l'occasion de lui parler et de lui donner des poignees de main...

Cela dura jusqu'au moment ou, s'etant evade, il assassina une femme et
deux enfants dans le jardin du missionnaire protestant, et commit dans
une meme journee une serie d'horreurs sanguinaires qui ne pourraient
s'ecrire, meme en latin...





XXXV


... Qui peut dire ou reside le charme d'un pays?... Qui trouvera ce
quelque chose d'intime et d'insaisissable que rien n'exprime dans les
langues humaines?

....................................................................

Il y a dans le charme tahitien beaucoup de cette tristesse etrange qui
pese sur toutes ces iles d'Oceanie,-l'isolement dans l'immensite du
Pacifique,--le vent de la mer,--le bruit des brisants,-l'ombre
epaisse,--la voix rauque et triste des Maoris qui circulent en
chantant au milieu des tiges des cocotiers, etonnamment hautes, blanches
et greles...

On s'epuise a chercher, a saisir, a exprimer...effort inutile,--ce
quelque chose s'echappe, et reste incompris...

J'ai ecrit sur Tahiti de longues pages; il y a la dedans des details
jusque sur l'aspect des moindres petites plantes--jusque sur la
physionomie des mousses...

Qu'on lise tout cela avec la meilleure volonte du monde,--eh bien,
apres, a-t-on compris?... Non assurement...

Apres cela, a-t-on entendu, la nuit, sur ces plages de Polynesie toutes
blanches de corail,--a-t-on entendu, la nuit, partir du fond des bois
le son plaintif d'un _vivo_?... (flute de roseau) ou le beuglement
lointain des trompes en coquillage?





XXXVI

GASTRONOMIE


..."La chair des hommes blancs a gout de banane mure..."

Ce renseignement me vient du vieux chef maori Hoatoaru, de l'ile
Routoumah, dont la competence en cette matiere est indiscutable...





XXXVII


... Rarahu, dans un acces d'indignation, m'avait appele: _long lezard
sans pattes_,--et je n'avais pas tres bien compris tout d'abord...

Le serpent etant un animal tout a fait inconnu en Polynesie, la metis
qui avait eduque Rarahu, pour lui expliquer sous quelle forme le diable
avait tente la premiere femme, avait eu recours a cette periphrase.

Rarahu s'etait donc habituee a considerer cette variete de "long lezard
sans pattes" comme le plus mechante et la plus dangereuse de toutes les
creatures terrestres;--c'etait pour cela qu'elle m'avait lance cette
insulte...

Elle etait jalouse encore, la pauvre petite Rarahu: elle souffrait de ce
que Loti ne voulait pas exclusivement lui appartenir.

Ces soirees de Papeete, ces plaisirs des autres jeunes femmes, auxquels
ses vieux parents lui defendaient de se meler, faisaient travailler son
imagination d'enfant.--Il y avait surtout ces thes qui se donnaient
chez les Chinois, et dont Tetouara lui rapportait des descriptions
fantastiques, thes auxquels Teria, Faimana et quelques autres folles
filles de la suite de la reine, buvaient et s'enivraient.--Loti
assistait, y presidait meme quelquefois, et cela confondait les idees de
Rarahu, qui ne comprenait plus.

...Quand elle m'eut bien injurie, elle pleura,--argument beaucoup
meilleur...

A partir de ce jour, on ne me vit guere plus aux soirees de Papeete.--
Je demeurais plus tard dans les bois d'Apire, partageant meme
quelquefois le fruit de l'arbre-a-pain avec le vieux Tahaapairu.--La
tombee de la nuit etait triste, par exemple, dans cette solitude;--
mais cette tristesse avait son grand charme, et la voix de Rarahu avait
un son delicieux le soir, sous la haute et sombre voute des arbres...--
Je restais jusqu'a l'heure ou les vieillards faisaient leur priere,--
priere dite dans une langue bizarre et sauvage, mais qui etait celle-la
meme que dans mon enfance on m'avait apprise.--"_Notre pere qui es aux
cieux..._", l'eternelle et sublime priere du Christ, resonnait d'une
maniere etrangement mysterieuse, la, aux antipodes du vieux monde, dans
l'obscurite de ces bois, dans le silence de ces nuits, dite par la voix
lente et grave de ce vieillard fantome...





XXXVIII


...Il y avait quelque chose que Rarahu commencait a sentir deja, et
qu'elle devait sentir amerement plus tard,--quelque chose qu'elle
etait incapable de formuler dans son esprit d'une maniere precise,--et
surtout d'exprimer avec les mots de sa langue primitive.--Elle
comprenait vaguement qu'il devait y avoir des abimes dans le domaine
intellectuel, entre Loti et elle-meme, des mondes entiers d'idees et de
connaissances inconnues.--Elle saisissait deja la difference radicale
de nos races, de nos conceptions, de nos moindres sentiments: les
notions meme des choses les plus elementaires de la vie differaient
entre nous deux.--Loti qui s'habillait comme un Tahitien et parlait
son langage, demeurait pour elle un _paoupa_,--c'est-a-dire un de ces
hommes venus des pays fantastiques de par dela les grandes mers,--un
de ces hommes qui depuis quelques annees apportaient dans l'immobile
Polynesie tant de changements inouis, et de nouveautes imprevues...

Elle savait aussi que Loti repartirait bientot pour ne plus revenir,
retournant dans sa patrie lointaine... Elle n'avait aucune idee de ces
distances vertigineuses,--et Tahaapairu les comparait a celles qui
separaient Fataoua de la lune ou des etoiles...

Elle pensait ne representer aux yeux de Loti,--enfant de guinze ans
qu'elle etait,--qu'une petite creature curieuse, jouet de passage qui
serait vite oublie...


Elle se trompait pourtant.--Loti commencait a s'apercevoir lui aussi
qu'il eprouvait pour elle un sentiment qui n'etait plus banal.--Deja
il l'aimait un peu par le coeur...

Il se souvenait de son frere Georges,--de celui que les Tahitiens
appelaient Roueri, qui avait emporte de ce pays d'ineffacables
souvenirs,--et il sentait qu'il en serait ainsi de lui-meme.--Il
semblait tres possible a Loti que cette aventure, commencee au hasard
par un caprice de Tetouara, laissat des traces profondes et durables sur
sa vie tout entiere...

Tres jeune encore, Loti avait ete lance dans les agitations de
l'existence europeenne; de tres bonne heure il avait souleve le voile
qui cache aux enfants la scene du monde;--lance brusquement, a seize
ans, dans le tourbillon de Londres et de Paris, il avait souffert a un
age ou d'ordinaire on commence a penser...

Loti etait revenu tres fatigue de cette campagne faite si matin dans la
vie,--et se croyait deja fort blase. Il avait ete profondement ecoeure
et decu,--parce que, avant de devenir un garcon semblable aux autres
jeunes hommes, il avait commence par etre un petit enfant pur et reveur,
eleve dans la douce paix de la famille; lui aussi avait ete un petit
sauvage, sur le coeur duquel s'inscrivaient dans l'isolement une foule
d'idees fraiches et d'illusions radieuses.--Avant d'aller rever dans
les bois d'Oceanie, tout enfant il avait longtemps reve seul dans les
bois du Yorkshire...

Il y avait une foule d'affinites mysterieuses entre Loti et Rarahu, nes
aux deux extremites du monde.--Tous deux avaient l'habitude de
l'isolement et de la contemplation, l'habitude des bois et des solitudes
de la nature; tous deux s'arrangeaient de passer de longues heures en
silence, etendus sur l'herbe et la mousse; tous deux aimaient
passionnement la reverie, la musique,--les beaux fruits, les fleurs et
l'eau fraiche...





XXXIX


...Il n'y avait pour le moment aucun nuage a notre horizon...

Encore cinq grands mois a passer ensemble... Il etait bien inutile de se
preoccuper de l'avenir...





XL


On etait charme quand Rarahu chantait...

Quand elle chantait seule, elle avait dans la voix des notes si fraiches
et si douces, que les oiseaux seuls ou les petits enfants en peuvent
produire de semblables.

Quand elle chantait en parties, elle brodait, par-dessus le chant des
autres, des variations extravagantes, prises dans les notes les plus
elevees de la gamme,--tres compliquees toujours et admirablement
justes...

Il y avait a Apire, comme dans tous les districts tahitiens, un choeur
appele _himene_, lequel fonctionnait regulierement sous la conduite d'un
chef, et se faisait entendre dans toutes les fetes indigenes.--Rarahu
en etait un des principaux sujets, et le dominait tout entier de sa voix
pure;--le choeur qui  l'accompagnait etait rauque et sombre; les
hommes surtout y melaient des sons bas et metalliques, sortes de
rugissements qui marquaient les _dominantes_ et semblaient plutot les
sons de quelque instrument sauvage que ceux de la voix humaine.--
L'ensemble avait une precision a depiter les choristes du Conservatoire,
et produisait le soir dans les bois des impressions qui ne se peuvent
decrire...





XLI


...C'etait l'heure de la tombee du jour; j'etais seul au bord de la mer,
sur une plage du district d'Apire.--Dans ce lieu isole, j'attendais
Taimaha,--et j'eprouvais un sentiment singulier a l'idee que cette
femme allait venir...

Une femme parut bientot, qui m'apercut sous les cocotiers et s'avanca
vers moi... C'etait deja la nuit; quand elle fut tout pres, je
distinguai une horrible figure qui me regardait en riant, d'un rire de
sauvagesse:

--Tu es Taimaha? lui dis-je...

--Taimaha?... Non.--Je m'appelle Tevaruefaipotuaiahutu, du district
de Papetoai; je viens de pecher des porcelaines sur le recif,  et du
corail rose.--Veux-tu m'en acheter?...

J'attendis encore la jusqu'a minuit.--Je sus le lendemain qu'au petit
jour la vraie Taimaha etait repartie pour son ile; ma commission n'avait
pas ete faite; elle s'en etait allee sans se douter que pendant
plusieurs heures elle avait ete attendue sur la plage par le frere de
Roueri...





XLII

LOTI A JOHN B., A BORD DU _RENDEER_


Taravao, 1872.

"Mon bon frere John,

"Le messager qui te portera cette lettre est charge en meme temps de te
remettre une foule de presents que je t'envoie.--C'est d'abord un
plumet, en queues de phaetons rouges, objet tres precieux, don de mon
hote le chef de Tehaupoo; ensuite un collier a trois rangs de petites
coquilles blanches, don de la cheffesse,--et enfin deux touffes de
reva-reva,--qu'une grande dame du district de Papeouriri avait mises
hier sur ma tete a la fete de Taravao.

"Je resterai quelques jours encore ici, chez le chef, qui etait un ami
de mon frere; j'userai jusqu'au bout de la permission de l'amiral.

"Il ne me manque que ta presence, frere, pour etre absolument charme de
mon sejour a Taravao. Les environs de Papeete ne peuvent te donner une
idee de cette region ignoree qui s'appelle la presqu'ile de Taravao: un
coin paisible, ombreux, enchanteur,--des bois d'orangers gigantesques,
dont les fruits et les fleurs jonchent un sol delicieux, tapisse
d'herbes fines et de pervenches roses...

"La-dessous sont disseminees quelques cases en bois de citronnier, ou
vivent immobiles des Maoris d'autrefois; la-dessous on trouve la vieille
hospitalite indigene: des repas de fruits, sous des tendelets de verdure
tressee et de fleurs; de la musique, des unissons plaintifs de _vivo_ de
roseaux, des choeurs d'_himine_, des chants et des danses.

"J'habite seul une case isolee, batie sur pilotis, au-dessus de la mer
et des coraux. De mon lit de nattes blanches, en me penchant un peu, je
vois s'agiter au-dessous de moi tout ce petit monde a part qui est le
monde du corail. Au milieu des rameaux blancs ou roses, dans les
branchages compliques des madrepores, circulent des milliers de petits
poissons dont les couleurs ne peuvent se comparer qu'a celles des
pierres precieuses ou des colibris; des rouges de geranium, des verts
chinois, des bleus qu'on ne saurait peindre,--et une foule de petits
etres barioles de toutes les nuances de l'arc-en-ciel,--ayant forme de
tout excepte forme de poisson... Le jour, aux heures tranquilles de la
sieste, absorbe dans mes contemplations, j'admire tout cela qui est
presque inconnu, meme aux naturalistes et aux observateurs.

"La nuit, mon coeur se serre un peu dans cet isolement de Robinson.--
Quand le vent siffle au dehors, quand la mer fait entendre dans
l'obscurite sa grande voix sinistre, alors j'eprouve comme une sorte
d'angoisse de la solitude, la, a la pointe la plus australe et la plus
perdue de cette ile lointaine,--devant cette immensite du Pacifique,-
-immensite des immensites de la terre, qui s'en va tout droit jusqu'aux
rives mysterieuses du continent polaire.

"Dans une excursion de deux jours, en compagnie du chef de Tehaupoo,
j'ai vu ce lac de Vairia qui inspire aux indigenes une superstitieuse
frayeur.--Une nuit nous avons campe sur ses bords. C'est un site
etrange que peu de gens ont contemple; de loin en loin quelques
Europeens y viennent par curiosite; la route est longue et difficile,
les abords sauvages et deserts.--Figure-toi, a mille metres de haut,
une mer morte, perdue dans les montagnes du centre;--tout autour, des
mornes hauts et severes decoupant leurs silhouettes aigues dans le ciel
clair du soir.--Une eau froide et profonde, que rien n'anime, ni un
souffle de vent, ni un bruit, ni un etre vivant, ni seulement un
poisson...--"Autrefois, dit le chef de Tehaupoo, des Toupapahous d'une
race particuliere descendaient la nuit des montagnes, et _battaient
l'eau de leurs grandes ailes d'albatros_."

"...Si tu vas chez le gouverneur, a la soiree du mercredi, tu y verras
la princesse Ariitea; dis-lui que je ne l'oublie point dans ma solitude,
et que j'espere la semaine prochaine danser avec elle au bal de la
reine.--Si, dans les jardins, tu rencontrais Faimana ou Teria, tu
pourrais de ma part leur dire tout ce qui te passerait par la tete...

"Cher petit frere, fais-moi le plaisir d'aller au ruisseau de Fataoua,
donner de mes nouvelles a la petite Rarahu, d'Apire... Fais cela pour
moi, je t'en prie; tu es trop bon pour ne pas nous pardonner a tous
deux... Vrai, la pauvre petite, je te jure que je l'aime de tout mon
coeur..."





XLIII


... Rarahu ne connaissait pas du tout le dieu _Taaroa_, non plus que les
nombreuses deesses de sa suite; elle n'avait meme jamais entendu parler
d'aucun de ces personnages de la mythologie polynesienne. La reine
Pomare seule, par respect pour les traditions de son pays, avait appris
les noms de ces divinites d'autrefois et conservait dans sa memoire les
etranges legendes des anciens temps...

... Mais tous ces mots bizarres de la langue polynesienne qui m'avaient
frappe, tous ces mots au sens vague ou mystique, sans equivalents dans
nos langues d'Europe, etaient familiers a Rarahu qui les employait ou me
les expliquait avec une rare et singuliere poesie.

--Si tu restais plus souvent a Apire la nuit, me disait-elle, tu
apprendrais avec moi beaucoup plus vite une foule de mots que ces filles
qui vivent a Papeete ne savent pas... Quand nous _aurons eu peur
ensemble_, je t'enseignerai, en ce qui concerne les Toupapahous, des
choses tres effrayantes que tu ignores...

En effet, il est dans la langue maorie beaucoup de mots et d'images qui
ne deviennent intelligibles qu'a la longue, quand on a vecu avec les
indigenes, la nuit dans les bois, ecoutant gemir le vent et la mer,
l'oreille tendue a tous les bruits mysterieux de la nature.





XLIV


...On n'entend aucun chant d'oiseaux dans les bois tahitiens; les
oreilles des Maoris ignorent cette musique naive qui, dans d'autres
climats, remplit les bois de gaite et de vie.

Sous cette ombre epaisse, dans les lianes et les grandes fougeres, rien
ne vole, rien ne bouge, c'est toujours le meme silence etrange qui
semble regner aussi dans l'imagination melancolique des naturels.

On voit seulement planer dans les gorges, a d'effrayantes hauteurs, le
phaeton, un petit oiseau blanc qui porte a la queue une longue plume
blanche ou rose.

Les chefs attachaient autrefois a leur coiffure une touffe de ces
plumes; aussi leur fallait-il beaucoup de temps et de perseverance pour
composer cet ornement aristocratique...





XLV

INQUALIFIABLE


... Il est certaines necessites de notre triste nature humaine qui
semblent faites tout expres pour nous rappeler combien nous sommes
imparfaits et materiels--necessites auxquelles sont soumises les
reines comme les bergeres,--"la garde qui veille aux barrieres du
Louvre, etc..."

Lorsque la reine Pomare est aux prises avec ces situations penibles,
trois femmes entrent a sa suite dans certain reduit mysterieux dissimule
sous les bananiers...

La premiere de ces initiees a mission de soutenir pendant l'operation la
lourde personne royale. La deuxieme tient a la main des feuilles de
_bourao_, choisies soigneusement parmi les plus fraiches et les plus
tendres... La troisieme, qui commence son office lorsque les deux
premieres ont acheve le leur,--porte une fiole d'huile de cocotier
parfumee au santal (_monoi_), dont elle est chargee d'oindre les parties
que le frottement des feuilles de bourao aurait pu momentanement irriter
ou endolorir...

La seance levee,--le cortege rentre gravement au palais...





XLVI


... Rarahu et Tiahoui s'etaient invectivees d'une maniere extremement
violente.--De leurs bouches fraiches etaient sorties pendant
plusieurs minutes, sans interruption ni embarras, les injures les plus
enfantines et les plus saugrenues,--les plus inconvenantes aussi (le
tahitien comme le latin "dans les mots bravant l'honnetete").

C'etait la premiere dispute entre les deux petites, et cela amusait
beaucoup la galerie; toutes les jeunes femmes etendues au bord du
ruisseau du Fataoua riaient a gorge deployee et les excitaient:

--Tu es heureux, Loti, disait Tetouara, c'est pour toi qu'on se
dispute!...

Le fait est que c'etait pour moi en effet; Rarahu avait eu un mouvement
de jalousie contre Tiahoui, et la etait l'origine de la discussion.

Comme deux chattes qui vont se rouler et s'egratigner, les deux petites
se regardaient blemes, immobiles, tremblantes de colere:

--_Tinito oufa!_ cria Tiahoui, a bout d'arguments, en faisant une
allusion sanglante a la belle robe de gaze verte (mignonne de Chinois)!

--_Oviri, Amutaata!_ (sauvagesse, cannibale)! riposta Rarahu qui savait
que son amie etait venue toute petite d'une des plus lointaines iles
Pomotous,--et que si Tiahoui elle-meme n'etait point cannibale,
assurement on l'avait ete dans sa famille.

Des deux cotes l'injure avait porte, et les deux petites, se prenant aux
cheveux, s'egratignerent et de mordirent.

On les separa; elles se mirent a pleurer, et puis, Rarahu s'etant jetee
dans les bras de Tiahoui, toutes deux, qui s'adoraient, finirent par
s'embrasser de tout leur coeur...





XLVII


Tiahoui, dans son effusion, avait embrasse Rarahu avec le nez,--
suivant une vieille habitude oubliee de la race maorie,--habitude qui
lui etait revenue de son enfance et de son ile barbare; elle avait
embrasse son amie en posant son petit nez sur la joue ronde de Rarahu,
et en aspirant tres fort.

C'est ainsi, en reniflant, que s'embrassaient jadis les Maoris,-et le
baiser des levres leur est venu d'Europe...

Et Rarahu, malgre ses larmes, eut encore en me regardant un sourire
d'intelligence comique, qui voulait dire a peu pres ceci:

--Vois-tu cette petite sauvage!... que j'avais bien raison, Loti, de
l'appeler ainsi!... mais je l'aime bien tout de meme!...

Et de toutes leurs forces les deux petites s'embrassaient, et, l'instant
d'apres, tout etait oublie.





XLVIII


En suivant sous les minces cocotiers les blanches plages tahitiennes,--
sur quelque pointe solitaire regardant l'immensite bleue, en quelque
lieu choisi avec un gout melancolique par des hommes des generations
passees,--de loin en loin on rencontre les monticules funebres, les
grands tumulus de corail... Ce sont les _marae_, les sepultures des
chefs d'autrefois; et l'histoire de ces morts qui dorment la-dessous se
perd dans le passe fabuleux et inconnu qui preceda la decouverte des
archipels de la Polynesie.

--Dans toutes les iles habitees par les Maoris, les _marae_ se
retrouvent sur les plages. Les insulaires mysterieux de Rapa-Nui
ornaient ces tombeaux de statues gigantesques au masque horrible; les
Tahitiens y plantaient seulement des bouquets d'arbres de fer. L'arbre
de fer est le cypres de la-bas, son feuillage est triste; le vent de la
mer a un sifflement particulier en passant dans ses branches rigides...
Ces tumulus restes blancs, malgre les annees, de la blancheur du corail,
et surmontes de grands  arbres noirs, evoquent les souvenirs de la
terrible religion du passe; c'etaient aussi les autels ou les victimes
humaines etaient immolees a la memoire des morts.

--Tahiti, disait Pomare, etait la seule ile ou, meme dans les plus
anciens temps, les victimes n'etaient pas mangees apres le sacrifice; on
faisait seulement le simulacre du repas macabre; les yeux, enleves de
leurs orbites, etaient mis ensemble sur un plat et servis a la reine,--
horrible prerogative de la souverainete. (_Recueilli de la bouche de
Pomare_.)





XLIX


Tahaapairu, le pere adoptif de Rarahu, exercait une industrie tellement
originale que dans notre Europe, si feconde en inventions de tous
genres, on n'a certes encore rien imagine de semblable.

Il etait fort vieux, ce qui en Oceanie n'est pas chose commune; de plus
il avait de la barbe et de la barbe blanche, objet des plus rares la-
bas. Aux iles Marquises la barbe blanche est une denree presque
introuvable qui sert a fabriquer des ornements precieux pour la coiffure
et les oreilles de certains chefs,--et quelques vieillards y sont
soigneusement entretenus et conserves pour l'exploitation en coupes
reglees de cette partie de leur personne.

Deux fois par an, le vieux Tahaapairu coupait la sienne, et l'expediait
a Hivaoa, la plus barbare des iles Marquises, ou elle se vendait au prix
de l'or.





L


...Rarahu examinait avec beaucoup d'attention et de terreur une tete de
mort que je tenais sur mes genoux.

Nous etions assis tout en haut d'un tumulus de corail, au pied des
grands bois de fer. C'etait le soir, dans le district perdu de Papenoo;
le soleil plongeait lentement dans le grand Ocean vert, au milieu d'un
etonnant silence de la nature.

Ce soir-la, je regardais Rarahu avec plus de tendresse; c'etait la
veille d'un depart; le _Rendeer_ allait s'eloigner pour un temps, et
visiter au nord l'archipel des Marquises.

Rarahu, serieuse et recueillie, etait plongee dans une de ses reveries
d'enfant que je ne savais jamais qu'imparfaitement penetrer. Un moment
elle avait ete illuminee de lumiere doree, et puis, le radieux soleil
s'etant abime dans la mer, elle se profilait maintenant en silhouette
svelte et gracieuse sur le ciel du couchant...

Rarahu n'avait jamais regarde d'aussi pres cet objet lugubre qui etait
pose la sur mes genoux et qui, pour elle comme pour tous les
Polynesiens, etait un horrible epouvantail.

On voyait que cette chose sinistre eveillait dans son esprit inculte une
foule d'idees nouvelles,--sans qu'elle put leur donner une forme
precise...

Cette tete devait etre fort ancienne; elle etait presque fossile,--et
teinte de cette nuance rouge que la terre de ce pays donne aux pierres
et aux ossements... La mort a perdu de son horreur quand elle remonte
aussi loin...

--Riaria! disait Rarahu... Riaria, mot tahitien qui ne se traduit
qu'imparfaitement par le mot _epouvantable_,--parce qu'il designe la-
bas cette terreur particulierement sombre qui vient des spectres ou des
morts...

--Qu'est-ce qui peut tant t'effrayer dans ce pauvre crane? demandai-je
a Rarahu...

Elle repondit en montrant du doigt la bouche edentee:

--C'est son rire, Loti; c'est son rire de Toupapahou...


... Il etait une heure tres avancee de la nuit quand nous fumes de
retour a Apire, et Rarahu avait eprouve tout le long du chemin des
frayeurs tres grandes... Dans ce pays ou l'on n'a absolument rien a
redouter, ni des plantes, ni des betes, ni de hommes; ou l'on peut
n'importe ou s'endormir en plein air, seul et sans une arme, les
indigenes ont peur de la nuit, et tremblent devant les fantomes...

Dans les lieux decouverts, sur les plages, cela allait encore; Rarahu
tenait ma main serree dans la sienne, et chantait des _himene_ pour se
donner du courage...

Mais il y eut un certain grand bois de cocotiers qui fut tres penible a
traverser...

Rarahu y marchait devant moi, en me donnant les deux mains par derriere,
--procede peu commode pour aller vite,--elle se sentait plus protegee
ainsi, et plus sure de n'etre point traitreusement saisie aux cheveux
par la tete de mort couleur brique...

Il faisait une complete obscurite dans ce bois, et on y sentait une
bonne odeur repandue par les plantes tahitiennes. Le sol etait jonche de
grandes palmes dessechees qui craquaient sous nos pas. On entendait en
l'air ce bruit particulier aux bois de cocotiers, le son metallique des
feuilles qui se froissent; on entendait derriere les arbres des rires de
Toupapahous; et a terre, c'etait un grouillement repoussant et horrible:
la fuite precipitee de toute une population de crabes bleus, qui a notre
approche se hataient de rentrer dans leurs demeures souterraines...





LI


...Le lendemain fut une journee d'adieux fort agitee...

Le soir je comptais voir enfin Taimaha; elle etait revenue a Tahiti,
m'avait-on dit, et je lui avais fait donner rendez-vous par
l'intermediaire d'une des suivantes de la reine, sur la plage de Fareute
a la tombee de la nuit...

Quand, a l'heure fixee, j'arrivai dans ce lieu isole, j'apercu une femme
immobile qui semblait attendre, la tete couverte d'un epais voile
blanc...

Je m'approchai et j'appelai: Taimaha!--La femme voilee me laissa
plusieurs fois repeter ce nom sans repondre; elle detournait la tete, et
riait sous les plis de la mousseline...

J'ecartai le voile et decouvris la figure connue de Faimana, qui se
sauva en eclatant de rire...

Faimana ne me dit point quelle aventure amoureuse l'avait amenee dans
cet endroit ou elle etait vexee de m'avoir rencontre; elle n'avait
jamais entendu parler de Taimaha, et ne put me donner sur elle aucun
renseignement...

Force me fut de remettre a mon retour une tentative nouvelle pour la
voir; il semblait que cette femme fut un mythe, ou qu'une puissance
mysterieuse prit plaisir a nous eloigner l'un de l'autre, nous reservant
pour plus tard une entrevue plus saisissante...

Nous partimes le lendemain matin un peu avant le jour; Tiahoui et Rarahu
vinrent a l'heure des dernieres etoiles m'accompagner jusqu'a la
plage...

Rarahu pleura abondamment,--bien que la duree du voyage du _Rendeer_
ne dut pas depasser un mois; elle avait le pressentiment peut-etre que
le temps delicieux que nous venions de passer tous deux ne se
retrouverait plus...

L'idylle etait finie... Contre nos previsions humaines, ces heures de
paix et de frais bonheur ecoulees au bord du ruisseau de Fataoua, s'en
etaient allees pour ne plus revenir...





DEUXIEME PARTIE


I

HORS-D'OEUVRE NUKA-HIVIEN

(Qu'on peut se dispenser de lire, mais qui n'est pas tres long.)


Le nom seul de Nuka-Hiva entraine avec lui l'idee de penitencier et de
deportation,--bien que rien ne justifie plus aujourd'hui cette idee
facheuse. Depuis longues annees, les condamnes ont quitte ce beau pays,
et l'inutile ruine.

Libre et sauvage jusqu'en 1842, cette ile appartient depuis cette epoque
a la France; entrainee dans la chute de Tahiti, des iles de la Societe
et des Pomotous, elle a perdu son independance en meme temps que ces
archipels abandonnaient volontairement la leur.

Taiohae, capitale de l'ile, renferme une douzaine d'Europeens, le
gouverneur, le pilote, l'eveque-missionnaire,--les freres,--quatre
soeurs qui tiennent une ecole de petites filles,--et enfin quatre
gendarmes.

Au milieu de tout ce monde, la reine depossedee, depouillee de son
autorite, recoit du gouvernement une pension de six cents francs, plus
la ration des soldats pour elle et sa famille.

Les batiments baleiniers affectionnaient autrefois Taiohae comme point
de relache, et ce pays etait expose a leurs vexations; des matelots
indisciplines se repandaient dans les cases indigenes et y faisaient un
grand tapage.

Aujourd'hui, grace a la presence imposante des quatre gendarmes, ils
preferent s'ebattre dans les iles voisines.

Les insulaires de Nuka-Hiva etaient nombreux autrefois, mais de recentes
epidemies d'importation europeenne les ont plus que decimes.

La beaute de leurs formes est celebre, et la race des iles Marquises est
reputee une des plus belles du monde.

Il faut quelque temps neanmoins pour s'habituer a ces visages singuliers
et leur trouver du charme. Ces femmes, dont la taille est si gracieuse
et si parfaite, ont les traits durs, comme tailles a coups de hache, et
leur genre de beaute est en dehors de toutes les regles.

Elles ont adopte a  Taiohae les longues tuniques de mousseline en usage
a Tahiti; elles portent les cheveux a moitie courts, ebouriffes, crepes,
--et se parfument au santal.

Mais dans l'interieur du pays, ces costumes feminins sont extremement
simplifies...

Les hommes se contentent partout d'une mince ceinture, le tatouage leur
paraissant un vetement tout a fait convenable.

Aussi sont-ils tatoues avec un soin et un art infinis;--mais, par une
fantaisie bizarre, ces dessins sont localises sur une seule moitie du
corps, droite ou gauche,--tandis que l'autre moitie reste blanche, ou
peu s'en faut.

Des bandes d'un bleu sombre, qui traversent leur visage, leur donnent un
grand air de sauvagerie, en faisant etrangement ressortir le blanc des
yeux et l'email poli des dents.

Dans les iles voisines, rarement en contact avec les Europeens, toutes
les excentricites des coiffures en plumes sont encore en usage, ainsi
que les dents enfilees en longs colliers et les touffes de laine noire
attachees aux oreilles.

Taiohae occupe le centre d'une baie profonde, encaissee dans de hautes
et abruptes montagnes aux formes capricieusement tourmentees.--Une
epaisse verdure est jetee sur tout ce pays comme un manteau splendide;
c'est dans toute l'ile un meme fouillis d'arbres, d'essences utiles ou
precieuses; et des milliers de cocotiers, haut perches sur leurs tiges
flexibles, balancent perpetuellement leurs tetes au-dessus de ces
forets.

Les cases, peu nombreuses dans la capitale, sont passablement
disseminees le long de l'avenue ombragee qui suit les contours de la
plage.

Derriere cette route charmante, mais unique, quelques sentiers boises
conduisent a la montagne. L'interieur de l'ile, cependant, est tellement
enchevetre de forets et de rochers, que rarement on va voir ce qui s'y
passe,--et les communications entre les differentes baies se font par
mer, dans les embarcations des indigenes.

C'est dans la montagne que sont perches les vieux cimetieres maoris,
objet d'effroi pour tous et residence des terribles Toupapahous...

Il y a peu de passants dans la rue de Taiohae, les agitations
incessantes de notre existence europeenne sont tout a fait inconnues a
Nuka-Hiva. Les indigenes passent la plus grande partie du jour accroupis
devant leurs cases, dans une immobilite de sphinx. Comme les Tahitiens,
ils se nourrissent des fruits de leurs forets, et tout travail leur est
inutile... Si, de temps a autre, quelques-uns s'en vont encore pecher
par gourmandise, la plupart preferent ne pas de donner cette peine.

Le _popoi_, un de leurs mets raffines, est un barbare melange de fruits,
de poissons et de crabes fermentes en terre. Le fumet de cet aliment est
inqualifiable.

L'anthropophagie, qui regne encore dans une ile voisine, Hivaoa (ou la
Dominique), est oubliee a Nuka-Hiva depuis plusieurs annees. Les efforts
des missionnaires ont amene cette heureuse modification des coutumes
nationales; a tout autre point de vue cependant, le christianisme
superficiel des indigenes est reste sans action sur leur maniere de
vivre, et la dissolution de leurs moeurs depasse toute idee...

On trouve encore entre les mains des indigenes plusieurs images de leur
dieu.

C'est un personnage a figure hideuse, semblable a un embryon humain.

La reine a quatre de ces horreurs, sculptees sur le manche de son
eventail.





II

PREMIERE LETTRE DE RARAHU A LOTI

(Apportee aux Marquises par un batiment baleinier.)


Apire, le 10 mai 1872

O Loti, mon grand ami, O mon petit epoux cheri, je te salue par le vrai
Dieu.

Mon coeur est tres triste de ce que tu es parti au loin, de ce que je ne
te vois plus.

Je te prie maintenant, o mon petit ami cheri, quand cette lettre te
parviendra, de m'ecrire, pour me faire connaitre tes pensees, afin que
je sois contente. Il est arrive peut-etre que ta pensee s'est detournee
de moi, comme il arrive ici aux hommes, quand ils ont laisse leurs
femmes.

Il n'y a rien de neuf a  Apire pour le moment, si ce n'est pourtant que
Turiri, mon petit chat tres aime, est fort malade, et sera peut-etre
absolument mort quand tu reviendras.

J'ai fini mon petit discours.

Je te salue,

RARAHU.





III

LA REINE VAEKEHU


... En suivant vers la gauche la rue de Taiohae, on arrive, pres d'un
ruisseau limpide, aux quartiers de la reine.--Un figuier des Banians,
developpe dans des proportions gigantesques, etend son ombre triste sur
la case royale.--Dans les replis de ses racines, contournees comme des
reptiles, on trouve des femmes assises, vetues le plus souvent de
tuniques d'une couleur jaune d'or qui donne a leur teint l'aspect du
cuivre. Leur figure est d'une durete farouche; elles vous regardent
venir avec une expression de sauvage ironie.

Tout le jour assises dans un demi-sommeil, elles demeurent immobiles et
silencieuses comme des idoles...

C'est la cour de Nuka-Hiva, la reine Vaekehu et ses suivantes.

Sous cette apparence peu engageante, ces femmes sont douces et
hospitalieres; elles sont charmees si un etranger prend place pres
d'elles, et lui offrent toujours des cocos et des oranges.

Elisabeth et Ateria, deux suivantes qui parlent francais, vous adressent
alors, de la part de la reine, quelques questions saugrenues au sujet de
la derniere guerre d'Allemagne. Elles parlent fort, mais lentement, et
accentuent chaque mot d'une maniere originale. Les batailles ou plus de
milles hommes sont engages excitent leur sourire incredule; la grandeur
de nos armees depasse leurs conceptions...

L'entretien pourtant languit bientot; quelques phrases echangees leur
suffisent, leur curiosite est satisfaite, et la reception terminee, la
cour se modifie de nouveau, et, quoi que vous fassiez pour reveiller
l'attention, on ne prend plus garde a vous...


La demeure royale, elevee par les soins du gouvernement francais, est
situee dans un recoin solitaire, entouree de cocotiers et de tamaris.

Mais au bord de la mer, a cote de cette habitation modeste, une autre
case, case d'apparat, construite avec tout le luxe indigene, revele
encore l'elegance de cette architecture primitive.

Sur une estrade en larges galets noirs, de lourdes pieces de magnifique
bois des iles soutiennent la charpente. La voute et les murailles de
l'edifice sont formees de branches de citronnier choisies entre mille,
droites et polies comme des joncs; tous ces bois sont lies entre eux par
des amarrages de cordes de diverses couleurs, disposes de maniere a
former des dessins reguliers et compliques.

La encore, la Cour, la reine et ses fils passent de longues heures
d'immobilite et de repos, en regardant secher leurs filets a l'ardeur du
soleil.

Les pensees qui contractent le visage etrange de la reine restent un
mystere pour tous, et le secret de ses eternelles reveries est
impenetrable. Est-ce tristesse ou abrutissement? Songe-t-elle a quelque
chose, ou bien a rien? Regrette-t-elle son independance et la sauvagerie
qui s'en va, et son peuple qui degenere et lui echappe?...

Ateria, qui est son ombre et son chien, serait en position de la savoir:
peut-etre cette inevitable fille nous l'apprendrait-elle, mais tout
porte a croire qu'elle ignore; il se peut meme qu'elle n'y ait jamais
songe...


Vaekehu consentit avec une bonne grace parfaite a poser pour plusieurs
editions de son portrait; jamais modele plus calme ne se laissa examiner
plus a loisir.

Cette reine dechue, avec ses grands cheveux en criniere et son fier
silence, conserve encore une certaine grandeur...





IV

VAEKEHU A L'AGONIE


Un soir, au clair de la lune, comme je passais seul dans un sentier
boise qui mene a la montagne, les suivantes m'appelerent.

Depuis longtemps malade, leur souveraine, disaient-elles, s'en allait
mourir.

Elle avait recu l'extreme-onction de l'eveque missionnaire.

Vaekehu--etendue a terre--tordait ses bras tatoues avec toutes les
marques de la plus vive souffrance; ses femmes, accroupies autour
d'elle, avec leurs grands cheveux ebouriffes, poussaient des
gemissements et menaient deuil (suivant l'expression biblique qui
exprime parfaitement leur facon particuliere de se lamenter).

On voit rarement dans notre monde civilise des scenes aussi
saisissantes; dans cette case nue, ignorante de tout l'appareil lugubre
qui ajoute en Europe aux horreurs de la mort, l'agonie de cette femme
revelait une poesie inconnue pleine d'une amere tristesse...

Le lendemain de grand matin, je quittais Nuka-Hiva pour n'y plus
revenir, et sans savoir si la souveraine etait allee rejoindre les vieux
rois tatoues ses ancetres.

Vaekehu est la derniere des reines de Nuka-Hiva; autrefois paienne et
quelque peu cannibale, elle s'etait convertie au christianisme, et
l'approche de la mort ne lui causait aucune terreur...





V

FUNEBRE


Notre absence avait dure juste un mois, le mois de mai 1872.

Il etait nuit close, lorsque le _Rendeer_ revint mouiller sur rade de
Papeete, le 1er juin, a huit heures du soir.

Quand je mis pied a terre dans l'ile delicieuse, une jeune femme qui
semblait m'attendre, sous l'ombre noire des bouraos, s'avanca et dit:

--Loti, c'est toi?... Ne t'inquiete pas de Rarahu; elle t'attend a
Apire ou elle m'a chargee de te ramener pres d'elle. Sa mere Huamahine
est morte la semaine passee; son pere Tahaapairu est mort ce matin, et
elle est restee aupres de lui avec les femmes d'Apire pour la veillee
funebre.

"Nous t'attendions tous les jours, continua Tiahoui, et nous avions
souvent les yeux fixes sur l'horizon de la mer. Ce soir, au coucher du
soleil, des qu'une voile blanche a paru au large, nous avons reconnu le
_Rendeer_; nous l'avons ensuite vu entrer par la passe de Tanoa, et
c'est alors que je suis venue ici pour t'attendre.

Nous suivimes la plage pour gagner la campagne. Nous marchions vite, par
des chemins detrempes; il etait tombe tout le jour une des dernieres
grandes pluies de l'hivernage, et le vent chassait encore d'epais nuages
noirs.

Tiahoui m'apprit en route qu'elle s'etait mariee depuis quinze jours
avec un jeune Tahitien nomme Teharo; elle avait quitte le district
d'Apire pour habiter avec son mari celui de Papeuriri, situe a deux
jours de marche dans le sud-ouest. Tiahoui n'etait plus la petite fille
rieuse et legere que j'avais connue. Elle causait gravement, on la
sentait plus femme et plus posee.

Nous fumes bientot dans les bois. Le ruisseau de Fataoua, grossi comme
un torrent, grondait sur les pierres; le vent secouait les branches
mouillees sur nos tetes, et nous couvrait de larges gouttes d'eau.

Une lumiere apparut de loin, brillant sous bois, dans la case qui
renfermait la cadavre de Tahaapairu.

Cette case, qui avait abrite l'enfance de ma petite amie, etait ovale,
basse comme toutes les cases tahitiennes, et batie sur une estrade en
gros galets noirs. Les murailles en etaient faites de branches minces de
bourao, placees verticalement et laissant des vides entre elles, comme
les barreaux d'une cage. A travers, on distinguait des formes humaines
immobiles, dont la lampe agitee par le vent deplacait les ombres
fantastiques.

Au moment ou je franchissais le seuil funebre, Tiahoui me repoussa
brusquement a droite;--je n'avais pas vu les deux grands pieds du mort
qui debordaient a gauche sur la porte;--j'avais failli les heurter,--
un frisson me parcourut le corps, et je detournai la tete pour ne les
point voir.

Cinq ou six femmes etaient la, assises en rang le long du mur--et, au
milieu d'elles, Rarahu fixant sur la porte un regard anxieux et
sombre...

Rarahu m'avait reconnu au seul bruit de mon pas; elle courut a moi et
m'entraina dehors...





VI


Nous nous etions embrasses longuement, en nous serrant dans nos bras
enlaces, et puis nous nous etions assis tous deux sur la mousse humide,
pres de la case ou dormait ce cadavre. Elle ne songeait plus a avoir
peur, et nous causions tout bas, comme dans le voisinage des morts.

Rarahu etait seule au monde, bien seule. Elle avait decide de quitter le
lendemain le toit de pandanus ou ses vieux parents venaient de mourir.

--Loti, disait-elle, si bas que sa petite voix douce etait comme un
souffle a mon oreille, Loti, veux-tu que nous habitions ensemble une
case dans Papeete? Nous vivrons comme vivaient ton frere Roueri et
Taimaha, comme vivent plusieurs autres qui se trouvent tres heureux, et
auxquels la reine ni le gouverneur ne trouvent rien a redire. Je n'ai
plus que toi au monde et tu ne peux pas m'abandonner... Tu sais meme
qu'il y a des hommes de ton pays qui se sont trouves si bien de cette
existence, qu'ils se sont faits Tahitiens pour ne plus partir...

Je savais cela fort bien; j'avais parfaitement conscience de ce charme
tout-puissant de volupte et de nonchalance; et c'est pour cela que je le
redoutais un peu...

Cependant, une a une, les femmes de la veillee funebre etaient sorties
sans bruit et s'en etaient allees par le sentier d'Apire. Il se faisait
fort tard...

--Maintenant, rentrons, dit-elle...


Les longs pieds nus se voyaient du dehors; nous passames devant, tous
deux, avec un meme frisson de frayeur. Il n'y avait plus aupres du mort
qu'une vieille femme accroupie, une parente, qui causait a demi-voix
avec elle-meme. Elle me souhaita le bonsoir a voix basse et me dit:

--"A parahi oe!" (Assieds-toi!)

Alors je regardai ce vieillard, sur lequel tremblait la lueur indecise
d'une lampe indigene.--Ses yeux et sa bouche etaient a demi ouverts;
sa barbe blanche avait du pousser depuis la mort, on eut dit un lichen
sur de la pierre brune; ses longs bras tatoues de bleu, qui avaient
depuis longtemps la rigidite de la momie, etaient tendus droits de
chaque cote de son corps;--ce qui surtout etait saillant dans cette
tete morte, c'etaient les traits caracteristiques de la race
polynesienne, l'etrangete maorie.--Tout le personnage etait le type
ideal du Toupapahou...

Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeux tomberent sur le mort; elle
frissonna et detourna la tete.--La pauvre petite se raidissait contre
la terreur; elle voulait rester quand meme aupres de celui qui avait
entoure de quelques soins son enfance.--Elle avait sincerement pleure
la vieille Huamahine, mais ce vieillard glace n'avait guere fait pour
elle que la _laisser croitre_; elle ne lui etait attachee que par un
sentiment de respect et de devoir; son corps effrayant qui etait la ne
lui inspirait plus qu'une immense horreur...

... La vieille parente de Tahaapairu s'etait endormie.--La pluie
tombait, torrentielle, sur les arbres, sur le chaume du toit, avec des
bruits singuliers, des fracas de branches, des craquements lugubres.--
Les Toupapahous etaient la dans le bois, se pressant autour de nous,
pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveau
personnage, qui depuis le matin etait des leurs. On s'attendait a toute
minute a voir entre les barreaux passer leurs mains blemes...

--Reste, o mon Loti, disait Rarahu... Si tu partais, demain je serais
morte de frayeur...


... Et je restai toute la nuit aupres d'elle, tenant sa main dans les
miennes; je restai aupres d'elle jusqu'au moment ou les premieres lueurs
du jour se mirent a filtrer a travers les barreaux de sa demeure.--
Elle avait fini par s'endormir, sa petite tete delicieuse, amaigrie et
triste, appuyee sur mon epaule.--Je l'etendis tout doucement sur des
nattes, et m'en allai sans bruit...

Je savais que le matin les Toupapahous s'evanouissent, et qu'a cette
heure je pouvais sans danger la quitter...





VII

INSTALLATION


... Non loin du palais, derriere les jardins de la reine, dans une des
avenues les plus vertes et les plus paisibles de Papeete, etait une
petite case fraiche et isolee.--Elle etait batie au pied d'une touffe
de cocotiers si hauts, qu'on eut dit la-dessous une habitation
lilliputienne.--Elle avait sur la rue une veranda que garnissaient des
guirlandes de vanille.--Derriere etait un enclos, fouillis de mimosas,
de lauriers-roses et d'hibiscus.--Des pervenches roses croissaient
tout alentour, fleurissaient sur les fenetres et jusque dans les
appartements.--Tout le jour on etait a l'ombre dans ce recoin, et le
calme n'y etait jamais trouble.

La, huit jours apres la mort de son pere adoptif, Rarahu vint s'etablir
avec moi.

C'etait son reve accompli.





VIII

MUO-FARE


Un beau soir de l'hiver austral,--le 12 juin 1872,--il y eut grande
reception chez nous: c'etait le _muo-fare_ (la consecration du logis).-
-Nous donnions un grand _amurama_, un souper et un the.--Les convives
etaient nombreux, et deux Chinois avaient ete enroles pour la
circonstance, gens habiles a composer des patisseries fines, au
gingembre,--et a construire des pieces montees d'un aspect
fantastique.

Au nombre des invites etaient d'abord John, mon frere John, qui passait
au milieu des fetes de la-bas comme une belle figure mystique,
inexplicable pour les Tahitiennes qui jamais ne trouvaient le chemin de
son coeur, ni le cote vulnerable de sa purete de neophyte.

Il y avait encore Plumket, dit Remuna,--le prince Touinvira, le plus
jeune fils de Pomare,--et deux autres inities du _Rendeer_.--Et puis
toute la bande de voluptueuse des suivantes de la cour, Faimana, Teria,
Maramo, Raouera, Tarahu, Erere, Taouna, jusqu'a la noire Tetouara.

Rarahu avait oublie sa rancune de petite fille contre toutes ces femmes,
maintenant qu'elle allait en maitresse leur faire les honneurs du logis;
--absolument comme Louis XII, roi de France, oublia les injures du duc
d'Orleans.

Aucun des invites ne manqua au rendez-vous, et le soir, a onze heures,
la case fut remplie de jeunes femmes en tunique de mousseline,
couronnees de fleurs, buvant gaiment du the, des sirops, de la biere,
croquant du sucre et des gateaux, et chantant des _himene_.

Dans le courant de la soiree, il se produisit un incident bien
regrettable, au point de vue du decorum anglais. Le grand chat de
Rarahu, apporte le matin meme d'Apire et qu'on avait par prudence
enferme dans une armoire, fit une brusque apparition sur la table,
effare, poussant des cris de desespoir, chavirant les tasses et sautant
aux vitres.

Sa petite maitresse l'embrassa tendrement et le reintegra dans son
armoire.--L'incident fut clos de cette maniere et, quelques jours plus
tard, ce meme Turiri, completement apprivoise, devint un chat citadin,
des mieux eduques et des plus sociables.


A ce souper sardanapalesque, Rarahu etait deja meconnaissable; elle
portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche a
traine qui lui donnait fort grand air; elle faisait les honneurs de chez
elle avec aisance et grace,--s'embrouillant un peu par instants, et
rougissant apres, mais toujours charmante.--On me complimentait sur
ma maitresse; les femmes elles-memes, Faimana la premiere, disaient:
"Merahi menehenehe!" (Qu'elle est jolie!) John etait un peu serieux, et
lui souriait tout de meme avec bienveillance.--Elle rayonnait de
bonheur; c'etait son entree dans le monde des jeunes femmes de Papeete,
entree brillante qui depassait tout ce que son imagination d'enfant
avait pu concevoir et desirer.

C'est ainsi que joyeusement elle franchit le pas fatal. Pauvre petite
plante sauvage, poussee dans les bois, elle venait de tomber comme bien
d'autres dans l'atmosphere malsaine et factice ou elle allait languir et
se faner.





IX

JOURS ENCORE PAISIBLES


Nos jours s'ecoulaient tres doucement, au pied des enormes cocotiers qui
ombrageaient notre demeure.

Se lever chaque matin, un peu apres le soleil; franchir la barriere du
jardin de la reine; et la, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas,
prendre un bain fort long,--qui avait un charme particulier, dans la
fraicheur de ces matinees si pures de Tahiti.

Ce bain se prolongeait d'ordinaire en causeries nonchalantes avec les
filles de la cour, et nous menait jusqu'a l'heure du repas de midi.--
Le diner de Rarahu etait toujours tres frugal; comme autrefois a Apire,
elle se contentait des fruits cuits de l'arbre-a-pain, et de quelques
gateaux sucres que les Chinois venaient chaque matin nous vendre.

Le sommeil occupait ensuite la plus grande partie de nos journees.--
Ceux-la qui ont habite sous les tropiques connaissent ce bien-etre
enervant du sommeil de midi.--Sous la veranda de notre demeure, nous
tendions des hamacs d'aloes, et la nous passions de longues heures a
rever ou a dormir, au bruit assoupissant des cigales.

Dans l'apres-midi, c'etait generalement l'amie Teourahi que l'on voyait
arriver, pour jouer aux cartes avec Rarahu.--Rarahu, qui s'etait fait
initier aux mysteres de l'ecarte, aimait passionnement, comme toutes les
Tahitiennes, ce jeu importe d'Europe; et les deux jeunes femmes, assises
l'une devant l'autre sur une natte, passaient des heures, attentives et
serieuses, absolument captivees par les trente-deux petites figures
peintes qui glissaient entre leurs doigts.

Nous avions aussi la peche au corail sur le recif.--Rarahu
m'accompagnait souvent en pirogue dans ces excursions, ou nous
fouillions l'eau tiede et bleue, a la recherche de madrepores rares ou
de porcelaines.--Il y avait toujours dans notre jardin inculte, sous
les broussailles d'orangers et de gardenias, des coquilles qui
sechaient, des coraux qui blanchissaient au soleil, melant leur ramure
compliquee aux herbes et aux pervenches roses...

C'etait la cette vie exotique, tranquille et ensoleillee, cette vie
tahitienne telle que jadis l'avait menee mon frere Roueri, telle que je
l'avais entrevue et desiree, dans ces etranges reves de mon enfance qui
me ramenaient sans cesse vers ces lointains pays du soleil.--Le temps
s'ecoulait, et tout doucement se tissaient autour de moi ces mille
petits fils inextricables, faits de tous les charmes de l'Oceanie, qui
forment a la longue des reseaux dangereux, des voiles sur le passe, la
patrie et la famille,--et finissent par si bien vous envelopper qu'on
ne s'echappe plus...


... Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle se faisait differentes
petites voix d'oiseau, tantot stridentes, tantot douces comme des voix
de fauvettes, et qui montaient jusqu'aux plus extremes de la gamme.--
Elle etait restee un des premiers sujets du choeur d'_himene_ d'Apire...

De son enfance passee dans les bois, elle avait conserve le sentiment
d'une poesie contemplative et reveuse; elle traduisait ses conceptions
originales par des chants; elle composait des _himene_ dont le sens
vague et sauvage resterait inintelligible pour des Europeens auxquels on
chercherait a les traduire.--Mais je trouvais a ces chants bizarres un
singulier charme de tristesse,--surtout quand ils s'elevaient
doucement dans le grand silence des midis d'Oceanie...

Quand venait le soir, Rarahu s'occupait generalement de preparer ses
couronnes de fleurs pour la nuit.--Mais rarement elle les composait
elle-meme; il y avait certains Chinois en renom qui savaient en
fabriquer de tres extraordinaires; avec des corolles et des feuilles de
vraies fleurs combinees ensemble, ils arrivaient a produire des fleurs
nouvelles et fantastiques,--vraies fleurs de potiches, empreintes
d'une grace artificielle et chinoise...

Les fleurs de gardenia blanc, a l'odeur ambree, etaient toujours
employees a profusion dans ces grandes couronnes singulieres, qui
etaient le principal luxe de Rarahu.

Un autre objet de parure, plus _habille_ que la simple couronne de
fleurs, etait la couronne de _piia_, faite d'une paille fine et blanche
comme la paille de riz, et tressee par les mains des Tahitiennes avec
une delicatesse et un art infinis. Sur la couronne de piia, se posait le
_reva-reva_ (de _reva-reva_, flotter) qui completait cette coiffure des
fetes, et s'eployait comme un nuage, au moindre souffle du vent...

Les reva-reva sont de grosses touffes de rubans transparents et
impalpables, d'une nuance d'or vert, que les Tahitiennes retirent du
coeur des cocotiers.

La nuit venue, quand Rarahu etait paree, et que ses grands cheveux
etaient denoues, nous partions ensemble pour la promenade. Nous allions
circuler avec la foule devant les echoppes illuminees des marchands
chinois, dans la grande rue de Papeete, ou bien faire cercle au clair de
lune, autour des danseuses de _upa-upa_.

De bonne heure nous rentrions au logis, et Rarahu, qui se melait
rarement aux plaisirs des autres jeunes femmes, etait reputee partout
pour une petite fille tres sage...

C'etait encore pour nous deux une epoque de tranquille bonheur, et
cependant ce n'etaient plus nos jours de paix profonde, d'insouciante
gaite des bois de Fataoua...

C'etait quelque chose de plus trouble et de plus triste.--Je l'aimais
davantage, parce qu'elle etait seule au monde, parce que pour le peuple
de Papeete elle etait ma femme.--Les habitudes douces de la vie a deux
nous unissaient plus etroitement chaque jour, et cependant cette vie qui
nous charmait n'avait point de lendemain possible, elle allait se
denouer bientot par le depart et la separation...

... Separation des separations, qui mettrait entre nous les continents
et les mers, et l'epaisseur effroyable du monde...





X


...Il avait ete decide que nous irions ensemble rendre une visite a
Tiahoui, dans son district lointain, et Rarahu depuis longtemps s'etait
promis une grande joie de ce voyage.

Un beau matin, par la route de Faaa, nous partimes a pied tous deux,
emportant sur l'epaule notre leger bagage de Tahitiens: une chemise
blanche pour moi, deux pareos, et une tapa de mousseline rose pour
Rarahu...

On voyage dans cet heureux pays comme on eut voyage aux temps de l'age
d'or, si les voyages eussent ete inventes a cette epoque reculee...

Il n'est besoin d'emporter avec soi ni armes, ni provisions, ni argent;
l'hospitalite vous est offerte partout, cordiale et gratuite, et dans
toute l'ile il n'existe d'autres animaux dangereux que quelques colons
europeens; encore sont-ils fort rares, et a peu pres localises dans la
ville de Papeete...

Notre premiere etape fut a Papara, ou nous arrivames au coucher du
soleil, apres une journee de marche; c'etait l'heure ou les pecheurs
indigenes revenaient du large dans leurs minces pirogues a balancier;
les femmes du district les attendaient groupees sur la plage, et nous
n'eumes que l'embarras de choisir pour accepter un gite. L'une apres
l'autre, les pirogues effilees abordaient sous les cocotiers; les
rameurs nus battaient l'eau tranquille a grands coups de pagayes, et
sonnaient bruyamment de leurs trompes en coquillage, comme des tritons
antiques; cela etait vivant et original, simple et primitif comme une
scene des premiers ages du monde...

Des l'aube, le lendemain, nous nous remimes en route...

Le pays autour de nous devenait plus grandiose et plus sauvage.--Nous
suivions sur le flanc de la montagne un sentier unique, d'ou la vue
dominait toute l'immensite de la mer;--ca et la des ilots bas,
couverts d'une vegetation invraisemblable; des pandanus a la physionomie
antediluvienne; des bois qu'on eut dit echappes de la periode eteinte du
Lias.--Un ciel lourd et plombe comme celui des ages detruits; un
soleil a demi voile, promenant sur le Grand Ocean morne de pales
trainees d'argent...

De loin en loin nous rencontrions, les huttes ovales aux toits de
chaume, et les graves Tahitiens, accroupis, occupes a suivre dans un
demi-sommeil leurs reveries eternelles; des vieillards tatoues, au
regard de sphinx, a l'immobilite de statue; je ne sais quoi d'etrange et
de sauvage qui jetait l'imagination dans des regions inconnues..

Destinee mysterieuse que celle de ces peuplades polynesiennes, qui
semblent les restes oublies des races primitives; qui vivent la-bas
d'immobilite et de contemplation, qui s'eteignent tout doucement au
contact des races civilisees, et qu'un siecle prochain trouvera
probablement disparues.





XI


A mi-chemin de Papeuriri, dans le district de Maraa, Rarahu eut un
moment de surprise et d'admiration...

Nous avons rencontre une grande grotte qui s'ouvrait sur le flanc de la
montagne comme une porte d'eglise, et qui etait toute pleine de petits
oiseaux.--Une colonie de petites hirondelles grises avait, a
l'interieur, tapisse de leurs nids les parois du rocher; elles
voltigeaient par centaines un peu surprises de notre visite, et
s'excitant les unes les autres a crier et a chanter.

Pour les Tahitiens d'autrefois ces petites creatures etaient des
_varue_, des esprits, des ames de trepasses; pour Rarahu ce n'etait plus
qu'une famille nombreuse d'oiseaux; pour elle qui n'en avait jamais tant
vu, c'etait encore quelque chose de nouveau et de charmant, et
volontiers elle fut restee la, en extase, a les entendre, a les imiter.

Un pays ideal a son avis eut ete un pays rempli d'oiseaux ou tout le
jour, dans les branches, on les eut entendus chanter.





XII


Un peu avant d'arriver sur les terres du district de Papeuriri, nous
nous arretames dans un village bizarre construit par des sauvages
arrives de la Melanesie; puis nous trouvames sur le chemin Teharo et
Tiahoui qui venaient au-devant de nous. Leur joie de nous rencontrer fut
extreme et bruyante; les grandes manifestations entre amis qui se
retrouvent sont tout a fait dans le caractere tahitien.

Ces deux braves petits sauvages etaient encore dans le premier quartier
de leur lune de miel, chose fort douce en Oceanie comme ailleurs; bien
gentils tous deux,--et hospitaliers dans la plus cordiale acception du
terme.

Leur case etait propre et soignee, classique d'ailleurs, dans ses
moindres details.--Nous y trouvames un grand lit qui nous etait
prepare, recouvert de nattes blanches, et entoure de rideaux indigenes
faits de l'ecorce distendue et assouplie du murier a papier.

On nous fit grande fete a Papeuriri, et nous y passames quelques
journees delicieuses. Le soir par exemple c'etait triste, et dans
l'obscurite je sentais, quoi qu'on fit pour nous egayer, la solitude et
la sauvagerie de ce recoin de la terre. La nuit, quand on entendait au
loin le son plaintif des flutes de roseau, ou le bruit lugubre des
trompes en coquillage, j'avais conscience de l'effroyable distance de la
patrie, et un sentiment inconnu me serrait le coeur.

Il y eut chez Tiahoui des repas magnifiques en notre honneur, auxquels
tout le village etait convie: des menus tres particuliers, des petits
cochons rotis tout entiers sous l'herbe,--des fruits exquis au
dessert, et puis des danses, et de charmants choeurs d'_himene_.

J'avais fait le voyage en costume tahitien, pieds et jambes nus, vetu
simplement de la chemise blanche et du pareo national. Rien n'empechait
qu'a certains moments je ne me prisse pour un indigene, et je me
surprenais a souhaiter parfois en etre reellement un; j'enviais le
tranquille bonheur de nos amis, Tiahoui et Teharo; dans ce milieu qui
etait le sien, Rarahu se retrouvait plus elle-meme, plus naturelle et
plus charmante;--la petite fille gaie et rieuse du ruisseau d'Apire
reparaissait avec toute sa naivete delicieuse, et pour la premiere fois
je songeais qu'il pourrait y avoir un charme souverain a aller vivre
avec elle comme avec une petite epouse, dans quelque district bien
perdu, dans quelqu'une des iles les plus lointaines et les plus ignorees
des domaines de Pomare;--a etre oublie de tous et mort pour le monde;
--a la conserver la telle que je l'aimais, singuliere et sauvage, avec
tout ce qu'il y avait en elle de fraicheur et d'ignorance.





XIII


Ce fut une des belles epoques de Papeete que l'annee 1872. Jamais on n'y
vit tant de fetes, de danses et d'_amuramas_.

Chaque soir, c'etait comme un vertige.--Quand la nuit tombait les
Tahitiennes se paraient de fleurs eclatantes; les coups precipites du
tambour les appelaient a la upa-upa,--toutes accouraient, les cheveux
denoues, le torse a peine couvert d'un tunique de mousseline,--et les
danses, affolees et lascives, duraient souvent jusqu'au matin.

Pomare se pretait a ces saturnales du passe, que certain gouverneur
essaya inutilement d'interdire: elles amusaient la petite princesse qui
s'en allait de jour en jour, quoi qu'on fit pour enrayer son mal, et
tous les expedients etaient bons pour la distraire.

C'etait le plus souvent devant la terrasse du palais qu'avaient lieu ces
fetes, auxquelles se pressaient toutes les femmes de Papeete.--La
reine et les princesses sortaient de leur demeure, et venaient au clair
de la lune, en spectatrices nonchalantes, s'etendre sur des nattes.

Les Tahitiennes battaient des mains, et accompagnaient le tam-tam d'un
chant en choeur, rapide et frenetique;--chacune d'elles a son tour
executait une figure; le pas et la musique, lents au debut,
s'acceleraient bientot jusqu'au delire, et, quand la danseuse epuisee
s'arretait brusquement sur un grand coup de tambour, une autre
s'elancait a sa place, qui la surpassait en impudeur et en frenesie.

Les filles des Pomotous formaient d'autres groupes plus sauvages, et
rivalisaient avec celles de Tahiti. Coiffees d'extravagantes couronnes
de datura, ebouriffees comme des folles, elles dansaient sur un rythme
plus saccade et plus bizarre,--mais d'une maniere si charmante aussi,
qu'entre les deux on ne savait ce que l'on preferait.

Rarahu aimait passionnement ces spectacles qui lui brulaient le sang,
mais elle ne dansait jamais. Elle se parait comme les autres jeunes
femmes, laissant tomber sur ses epaules les masses lourdes de ses
cheveux, et se couronnait de fleurs rares, et puis, pendant des heures,
elle restait assise aupres de moi sur les marches du palais, captivee et
silencieuse.

Nous partions la tete en feu; nous rentrions dans notre case, comme
grises de ce mouvement et de ce bruit, et accessibles a toutes sortes de
sensations etranges.

Ces soirs-la, il semblait que Rarahu fut une autre creature. La upa-upa
reveillait au fond de son ame inculte le volupte fievreuse et la
sauvagerie.





XIV


Rarahu portait le costume du pays, les tuniques libres et sans taille
appelees _tapa_.--Les siennes, qui etaient longues et trainantes,
avaient une elegance presque europeenne.

Elle savait deja distinguer certaines coupes nouvelles de manches ou de
corsage, certaines facons laides ou gracieuses. Elle etait deja une
petite personne civilisee et coquette.

Dans le jour, elle se coiffait d'un large chapeau en paille blanche et
fine de Tahiti, qu'elle mettait tout en avant sur ses yeux; sur le fond,
plat comme le fond d'un chapeau de marin, elle posait une couronne de
feuilles naturelles ou de fleurs.

Elle etait devenue plus pale, a l'ombre, en vivant de la vie citadine.
Sans le leger tatouage de son front, sur lequel les autres la raillaient
et que moi j'aimais, on eut dit une jeune fille blanche.--Et
cependant, sous certains jours, il y avait sur sa peau des reflets
fauves, des teintes exotiques de cuivre rose,--qui rappelaient encore
la race maorie, soeur des races peau rouge de l'Amerique.

Dans le monde de Papeete, elle se posait et s'affirmait de plus en plus
comme la sage et indiscutable petite femme de Loti; et aux soirees du
gouvernement, la reine me disait en me tendant la main:

--Loti, comment va Rarahu?

Dans la rue, on la remarquait quand elle passait; les nouveaux venus de
la colonie s'informaient de son nom; a premiere vue meme, on etait
captive par ce regard si expressif, par ce fin profil et ces admirables
cheveux.

Elle etait plus femme aussi, sa taille parfaite etait plus formee et
plus arrondie.--Mais ses yeux se cernaient par instants d'un cercle
bleuatre, et une toute petite toux seche, comme celle des enfants de la
reine, soulevait de temps en temps sa poitrine.

Au moral, une grande et rapide transformation s'accomplissait en elle,
et j'avais peine a suivre l'evolution de son intelligence.--Elle etait
assez civilisee deja pour aimer quand je l'appelais "petite sauvage",--
pour comprendre que cela me charmait, et qu'elle ne gagnerait rien a
copier la maniere des femmes blanches.

Elle lisait beaucoup dans sa Bible, et les promesses radieuses de
l'Evangile lui causaient des extases; elle avait des heures de foi
ardente et mystique; son coeur etait rempli de contradictions, on y
trouvait les sentiments les plus opposes, confondus et pele-mele; elle
n'etait jamais deux jours de suite la meme creature.

Elle avait quinze ans a peine; ses notions sur toutes choses etaient
fausses et enfantines; son extreme jeunesse donnait un grand charme a
toute cette incoherence de ses idees et de ses conceptions.

Dieu sait que, dans les limites de ma faible foi, je la dirigeais avec
amour vers tout ce qui me semblait bon et honnete. Dieu sait que jamais
un mot ni un doute de ma part ne venaient ebranler sa confiance naive
dans l'eternite et la redemption, et bien qu'elle ne fut que ma
maitresse, je la traitais un peu comme si elle eut ete ma femme.

Mon frere John passait une partie de ses journees aupres de nous;
quelques amis europeens, du _Rendeer_ ou du personnel colonial francais,
nous visitaient souvent aussi, dans notre case paisible: on se trouvait
bien chez nous... La plupart d'entre eux n'entendaient pas le tahitien;
mais la petite voix douce et le frais sourire de Rarahu charmaient ceux
qui ne savaient pas comprendre son langage; tous l'aimaient et la
distinguaient comme une personnalite a part, ayant droit aux memes
egards qu'une femme blanche.





XV


Depuis longtemps je pouvais couramment parler le _tahitien de la plage_
qui est au tahitien pur ce que le _petit-negre_ est au francais;--mais
je commencais aussi a m'exprimer sans embarras au moyen des mots
corrects et des tournures bizarres d'autrefois, et Pomare consentait a
tenir de longues conversations avec moi. J'avais deux personnes a
m'aider dans l'etude de cette langue qui bientot ne se parlera plus:
Rarahu et la reine.

La reine, pendant nos longues parties d'ecarte, me reprenait avec
interet, charmee de me voir etudier et aimer cette langue destinee a
disparaitre.

Je trouvais plaisir a l'interroger sur les legendes, les coutumes et les
traditions du passe... Elle parlait lentement, d'une voix basse et
rauque; je recueillais de sa bouche d'etranges recits sur les temps
anciens, sur ces temps mysterieux et oublies que les Maoris appellent:
_la nuit_.

Le mot _po_, en tahitien, designe en meme temps la nuit, l'obscurite et
les epoques legendaires dont les vieillards ne se souviennent plus.





XVI

LA LEGENDE DES POMOTOUS

(Racontee par la reine Pomare.)


"Les iles _Pomotous_ (iles de la nuit ou iles soumises), nom que nous
avons change aujourd'hui sur la demande de leurs chefs en celui de
_Tuamotous_ (iles eloignees), renferment encore aujourd'hui, tu le sais,
de pauvres cannibales.

"Elles furent peuplees les dernieres de toutes les iles de nos
archipels. Des genies de l'eau les gardaient jadis, et battaient si fort
la mer de leurs grandes ailes d'albatros que personne n'en pouvait
approcher. A une epoque for reculee, ils furent battus et detruits par
le dieu Taaroa.

"C'est depuis leur defaite que les premiers Maoris ont pu venir habiter
les Pomotous."





XVII

LEGENDE DES LUNES


"La legende oceanienne rapporte que jadis cinq lunes etaient au ciel,
au-dessus du Grand Ocean. Elles avaient des visages humains, plus
accuses que la lune actuelle, et jetaient des malefices sur les premiers
hommes qui habitaient Tahiti; ceux qui levaient la tete pour les fixer
etaient pris de folies etranges.--Le grand dieu Taaroa se mit a les
conjurer. Alors elles s'agiterent;--on les entendit chanter ensemble
dans l'immensite, avec de grandes voix lointaines et terribles; elles
chantaient des chants magiques en s'eloignant de la terre; mais sous la
puissance de Taaroa, elles commencerent a trembler, furent prises de
vertige, et tomberent avec un bruit de tonnerre sur l'ocean qui s'ouvrit
en bouillonnant pour les recevoir.

"Ces cinq lunes en tombant formerent les iles de Bora-Bora, Emeo,
Huahine, Raiatea et Toubouai-Manou."





XVIII


Le prince Tamatoa etait assis pres de moi sous la veranda du palais.
C'etait un peu avant les scenes atroces qui le firent enfermer de
nouveau dans la prison de Taravao. Il tenait sur ses genoux sa pale
petite fille, Pomare V, qu'il caressait doucement dans ses larges mains
terribles. Et la vieille reine les considerait tous deux, avec une
expression de tendresse infinie et d'inexprimable tristesse.

La petite princesse etait fort triste aussi; elle tenait a la main un
oiseau mort, et contemplait une cage vide avec des yeux pleins de
larmes.

C'etait un oiseau chanteur, bete peu connue a Tahiti, rarete qu'on lui
avait rapportee d'Amerique, et dont la possession lui avait cause une
joie tres grande.

--Loti, dit-elle, _l'amiral a cheveux blancs_ nous a prevenus que ton
navire irait bientot a la terre de Californie (_i te fenua California_).

Quand tu reviendras de la-bas, je veux que tu m'apportes une tres grande
quantite d'oiseaux, une cage entierement pleine: et je les ferai
s'envoler dans les bois de Fataoua afin qu'il y ait, quand je serai
grande, dans notre pays comme dans les autres, des oiseaux qui
chantent...





XIX


Dans l'ile de Tahiti, la vie est localisee au bord de la mer, les
villages sont tous dissemines le long des plages, et le centre est
desert.

Les zones interieures sont inhabitees et couvertes de forets profondes.
Ce sont des regions sauvages, coupees par des remparts d'inaccessibles
montagnes et ou regne un eternel silence. Dans les vallees etrangement
encaissees du centre, la nature est sombre et imposante; de grands
mornes surplombent les forets, et des pics aigus se dressent dans l'air;
on est la comme au pied de cathedrales fantastiques, dont les fleches
accrochent les nuages au passage; tous les petits nuages errants que le
vent alize promene sur la grande mer sont arretes au vol; ils viennent
s'amonceler contre les parois de basalte, pour redescendre en rosee, ou
retomber en ruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes epaisses et
tiedes entretiennent dans les gorges une verdure d'une inalterable
fraicheur, des mousses inconnues et d'etonnantes fougeres.

En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park, la
cascade de Fataoua tombe la-bas, en dessous du vieux monde, troublant de
son grand bruit monotone cette nature si profondement calme et
silencieuse.

A environ mille metres plus haut que la case abandonnee de Huamahine et
Tahaapairu, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les
rochers, on arrive a cette cascade celebre en Oceanie, que Tiahoui et
Rarahu m'avaient autrefois souvent fait visiter.

Nous n'y etions pas revenus depuis notre installation a Papeete, et nous
y fimes, en septembre, une excursion qui marqua dans nos souvenirs.

En passant, Rarahu voulut revoir d'abord la case de ses vieux parents
morts; elle entra, en me tenant par la main, sous le chaume deja
effondre de son ancienne demeure et regarda en silence les objets
familiers que le temps et les hommes avaient encore laisses a leur
place. Rien n'avait ete derange dans cette case ouverte, depuis le jour
ou en etait parti le corps de Tahaapairu. Les coffres de bois etaient
encore la, avec les banquettes grossieres, les nattes et la lampe
indigene pendue au mur; Rarahu n'avait emporte avec elle que la grosse
Bible des deux vieillards.

Nous continuames notre route, nous enfoncant dans la vallee par des
sentiers touffus et ombreux, vrais sentiers de foret vierge encaisses
dans les rochers.

Au bout d'une heure de marche, nous entendimes pres de nous le bruit
sourd et puissant de la chute. Nous arrivions au fond de la gorge
obscure ou le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe argentee, se
precipite de trois cents metres de haut dans le vide.

Au fond de ce gouffre, c'etait un vrai enchantement:

Des vegetations extravagantes s'enchevetraient a l'ombre, ruisselantes,
trempees par un deluge perpetuel; le long des parois verticales et
noires, s'accrochaient des lianes, des fougeres arborescentes, des
mousses et des capillaires exquises. L'eau de la cascade, emiettee,
pulverisee par sa chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse
echevelee et furieuse.

Elle se reunissait ensuite en bouillonnant dans les bassins de roc vif,
qu'elle avait mis des siecles a creuser et a polir; et puis se reformait
en ruisseau, et continuait son chemin sous la verdure.

Une fine poussiere d'eau etait repandue comme un voile sur toute cette
nature; tout en haut apparaissaient le ciel, comme entrevu du fond d'un
puits, et la tete des grands mornes a moitie perdus dans des nuages
sombres.

Ce qui frappait surtout Rarahu, c'etait cette agitation eternelle, au
milieu de cette solitude tranquille: un grand bruit, et rien de vivant;
--rien que la matiere inerte suivant depuis des ages incalculables
l'impulsion donnee au commencement du monde.

Nous primes a gauche par des sentiers de chevre qui montaient en
serpentant sur la montagne.

Nous marchions sous une epaisse voute de feuillage; des arbres
seculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdatres,
polis comme d'enormes piliers de marbre.--Les lianes s'enroulaient
partout, et les fougeres arborescentes etendaient leurs larges parasols,
decoupes comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvames des
buissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs.--Les roses du
Bengale de toutes les nuances s'epanouissaient la-haut avec une
singuliere profusion, et, a terre dans la mousse, c'etaient des tapis
odorants de petites fraises des bois;--on eut dit des jardins
enchantes.

Rarahu n'etait jamais allee si loin; elle eprouvait une terreur vague en
s'enfoncant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s'aventurent
guere dans l'interieur de leur ile, qui leur est aussi inconnu que les
contrees les plus lointaines; c'est a peine si les hommes visitent
quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y
couper des bois precieux.

C'etait si beau cependant qu'elle etait ravie.

--Elle s'etait fait une couronne de roses, et dechirait gaiment sa robe
a toutes les branches du chemin.

Ce qui nous charmait le plus tout le long de notre route, c'etaient ces
fougeres toujours, qui etalaient leurs immenses feuilles avec un luxe de
decoupure et une fraicheur de nuances incomparables.

Et nous continuames tout le jour a monter, vers des regions solitaires
que ne traversait plus aucun sentier humain; devant nous s'ouvraient de
temps a autre des vallees profondes, des dechirures noires et
tourmentees; l'air devenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de
gros nuages, aux contours nets et accuses, qui semblaient dormir appuyes
contre les mornes, les unes au-dessus de nos tetes, les autres sous nos
pieds.





XX


Le soir nous etions presque arrives a la zone centrale de l'ile
tahitienne: au-dessous de nous se dessinaient dans la transparence de
l'air tous les effondrements volcaniques, tous les reliefs des
montagnes;--de formidables aretes de basalte partaient du cratere
central, et s'en allaient en rayonnant mourir sur les plages.--Autour
de tout cela l'immense ocean bleu; l'horizon monte si haut, que par une
commune illusion d'optique, toute cette masse d'eau produisait a nos
yeux un effet concave. La ligne des mers passait au-dessus des plus
hauts sommets; l'Oroena, le geant des montagnes tahitiennes, la dominait
seul de sa majestueuse tete sombre.--Tout autour de l'ile, une
ceinture blanche et vaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du
Pacifique: l'anneau des recifs, la ligne des eternels brisants de
corail.

Tout au loin apparaissaient l'ilot de Toubouaimanou et l'ile de Moorea;
sur leurs pics bleuatres, planaient de petits nuages colores de teintes
invraisemblables, qui etaient comme suspendus dans l'immensite sans
bornes.

De si haut, nous observions, comme n'appartenant plus a la terre, tous
ces aspects grandioses de la nature oceanienne.--C'etait si
admirablement beau que nous restions tous deux en extase et sans rien
nous dire, assis l'un pres de l'autre sur les pierres.

--Loti, demanda Rarahu apres un long silence, quelles sont tes pensees?
(_E loti, e aho ta oe manao iti?)

--Beaucoup de choses, repondis-je, que toi tu ne peux pas comprendre.
Je pense, o ma petite amie, que sur ces mers lointaines sont dissemines
des archipels perdus; que ces archipels sont habites par une race
mysterieuse bientot destinee a disparaitre; que tu es une enfant de
cette race primitive;--que tout en haut d'une de ces iles, loin des
creatures humaines, dans une complete solitude, moi, enfant du vieux
monde, ne sur l'autre face de la terre, je suis la aupres de toi, et que
je t'aime.

"Vois-tu, Rarahu, a une epoque bien reculee, avant que les premiers
hommes fussent nes, la main terrible d'Atua fit jaillir de la mer ces
montagnes; l'ile de Tahiti, aussi brulante que du fer rougi au feu,
s'eleva comme une tempete, au milieu des flammes et de la fumee.

"Les premieres pluies qui vinrent rafraichir la terre apres ces
epouvantes, tracerent ce chemin que le ruisseau de Fataoua suit encore
aujourd'hui dans les bois.--Tous ces grands aspects que tu vois sont
eternels; ils seront les memes encore dans des centaines de siecles,
quand la race des Maoris aura depuis longtemps disparu, et ne sera plus
qu'un souvenir lointain conserve dans les livres du passe.

--Une chose me fait peur, dit-elle, o Loti, mon aime (e Loti, ta u
here); comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque
aujourd'hui meme ils n'ont pas de navires assez forts pour communiquer
avec les iles situees en dehors de leurs archipels; comment ont-ils pu
venir de ce pays si eloigne ou, d'apres la Bible, fut cree le premier
homme? Notre race differe tellement de la tienne que j'ai peur, quoi que
nous disent les missionnaires, que votre Dieu sauveur ne soit pas venu
pour nous et ne nous reconnaisse point.... . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil, qui allait bientot se lever sur l'Europe pour une matinee
d'automne, s'abaissait rapidement dans notre ciel; il jetait sur ces
tableaux gigantesques ses dernieres lueurs dorees.--Les gros nuages
qui dormaient sous nos pieds dans les gorges de basalte prenaient
d'extraordinaires teintes de cuivre;

--a l'horizon, l'ile de Moorea s'epanouissait comme une braise, avec
ses grands pics rougis,--eblouissants de lumiere.

Et puis tout cet incendie s'eteignit par la base, et la nuit descendit,
rapide et sans crepuscule, et la Croix-du-Sud et toutes les etoiles
australes s'allumerent dans le ciel profond.

--Loti, dit Rarahu,--ton pays, a quelle hauteur faudrait-il monter
pour l'apercevoir?...





XXI


... Quand l'obscurite fut venue, Rarahu eut peur, cela va sans dire...

Le silence de cette nuit ne ressemblait a rien de connu. Les brisants,
bien loin sous nos pieds, ne s'entendaient plus; pas meme un leger
craquement de branches, pas meme un bruissement de feuilles;
l'atmosphere etait immobile.--On ne peut trouver de silence semblable
que dans ces regions desertes, ou les oiseaux memes n'habitent pas...

Il y avait toujours autour de nous des silhouettes d'arbres et de
fougeres, tout comme si nous eussions ete en bas, dans des bois bien
connus de Fataoua;--mais on apercevait par echappees, a la lueur pale
qui tombait des etoiles, la vertigineuse concavite bleuatre de l'Ocean,
et on etait comme en proie au sublime de l'isolement et de l'immensite.


Tahiti est un des rares pays ou l'on puisse impunement s'endormir dans
les bois, sur un lit de feuilles mortes et de fougeres, avec un pareo
pour couverture.--C'est la ce que nous fimes bientot tous deux,--
apres avoir toutefois choisi un lieu decouvert, ou aucune surprise ne
fut a redouter de la part des Toupapahous... Encore, ces sombres rodeurs
de la nuit qui hantent de preference les lieux ou des etres humains ont
vecu, ne montent-ils guere aussi haut, dans les regions presque vierges
ou nous etions couches...

Longtemps, je restai en contemplation du ciel. Des etoiles et des
etoiles... Des myriades d'etoiles brillantes, dans l'etonnante
profondeur bleue; toutes les constellations invisibles a l'Europe,
tournant lentement autour de la Croix-du-Sud...

... Rarahu contemplait, elle aussi, les yeux grands ouverts et sans rien
dire; tour a tour elle me regardait en souriant ou regardait en l'air...
--Les grandes nebuleuses de l'hemisphere austral scintillaient comme
des taches de phosphore, laissant entre elles des espaces vides, de
grandes trouees noires, ou l'on n'apercevait plus aucune poussiere
cosmique,--et qui donnaient a l'imagination une notion apocalyptique
et terrifiante de l'immensite vide...


Tout a coup, nous vimes une terrible masse noire qui descendait de
l'Oroena et se dirigeait lentement vers nous...--Elle avait des formes
extraordinaires, des aspects de cataclysme.--En un instant elle nous
enveloppa d'une obscurite si profonde, que nous cessames de nous voir.
Une rafale passa dans l'air, nous couvrant de feuilles et de branches
mortes,--en meme temps qu'une pluie torrentielle nous inondait d'eau
glacee...

A tatons, nous rencontrames le tronc d'un gros arbre contre lequel nous
nous mimes a l'abri, bien serres l'un contre l'autre,--tremblant de
froid tous deux,--et elle, de frayeur aussi un peu...

Quand cette grande ondee fut passee, le jour se leva, chassant devant
lui les nuages et les fantomes.--En riant nous fimes secher nos
vetements au beau soleil, et, apres un tres grand frugal repas tahitien,
nous commencames a redescendre...





XXII


... Le soir, harasses de fatigue, et tres affames aussi, nous arrivions
au bas de Fataoua sans incident nouveau...

La se trouvaient deux jeunes hommes inconnus, qui revenaient des forets;
ils etaient vetus du pareo national noue autour des reins; en passant
dans la zone des rosiers, ils s'etaient fait de larges couronnes
semblables a celle de Rarahu, et portaient au bout de longs batons leur
recolte sur leurs epaules nues: de beaux fruits de l'arbre-a-pain, et
des bananes sauvages, rouges et vermeilles.

Nous fimes halte avec eux dans un bas-fond delicieux, sous une voute
odorante de citronniers en fleurs.

La flamme jaillit bientot entre leurs mains, du frottement de deux
branches seches; un grand feu fut allume, et les fruits cuits sous
l'herbe nous constituerent un repas excellent dont les deux jeunes
hommes inconnus nous offrirent joyeusement la moitie, comme c'est la-bas
la coutume...

Rarahu avait rapporte de cette expedition autant d'etonnements et
d'emotions que d'un voyage en pays lointain.

Son intelligence d'enfant s'etait ouverte a une foule de conceptions
nouvelles,--sur l'immensite et sur la formation des races humaines,
sur le mystere de leurs destinees...





XXIII


... Elles etaient a Papeete deux elegantes personnes, Rarahu et son amie
Teourahi,--qui donnaient le ton aux jeunes femmes pour certaines
couleurs nouvelles d'etoffes, certaines fleurs ou certaines coiffures.

Elles allaient generalement pieds nus, les pauvres petites, et leur
luxe, qui consistait surtout en couronnes de roses naturelles, etait un
luxe bien modeste. Mais le charme et la jeunesse de leurs figures, la
perfection et la grace antique de leurs tailles, leur permettaient
encore, avec de si simples moyens, d'avoir l'air parees et d'etre
ravissantes.

Elles couraient souvent en mer, sur une mince pirogue a balancier
qu'elles menaient elles-memes, et aimaient a venir en riant passer a
poupe du _Rendeer_.

Quand elles naviguaient a la voile, leur frele embarcation, couchee par
le vent alize, prenait des vitesses surprenantes,--et alors, debout
toutes deux, le regard anime, les cheveux flottants, elles glissaient
sur l'eau comme des visions.--Elles savaient, par des flexions habiles
de leur corps, maintenir l'equilibre de cette fleche qui les emportait
si vite, en laissant derriere elles une longue trainee d'ecume
blanche...





XXIV

_Tahiti la delicieuse, cette reine polynesienne, cette ile d'Europe au
milieu de l'Ocean sauvage,--la perle et le diamant du cinquieme
monde._ (Dumont D'Urville.)


La scene se passait chez la reine Pomare, en novembre 1872.

La cour, qui est le plus souvent pieds nus, etendue sur l'herbe fraiche
ou sur les nattes de pandanus, etait en fete ce soir-la, et en habits de
luxe.

J'etais assis au piano, et la partition de _l'Africaine_ etait ouverte
devant moi. Ce piano, arrive le matin, etait une innovation a la cour de
Tahiti; c'etait un instrument de prix qui avait des sons doux et
profonds,--comme des sons d'orgue ou de cloches lointaines,--et la
musique de Meyerbeer allait pour la premiere fois etre entendue chez
Pomare.

Debout pres de moi, il y avait mon camarade  Randle, qui laissa plus
tard le metier de marin pour celui de premier tenor dans les theatres
d'Amerique, et eut un instant de celebrite sous le nom de Randetti,
jusqu'au moment ou, s'etant mis a boire, il mourut dans la misere.

Il etait alors dans toute la plenitude de sa voix et de son talent, et
je n'ai entendu nulle part de voix d'homme plus vibrante et plus
delicieuse. Nous avons charme a nous deux bien des oreilles tahitiennes,
dans ce pays ou la musique est si merveilleusement comprise par tous,
meme par les plus sauvages.


Au fond du salon--sous un portrait en pied d'elle-meme, ou un artiste
de talent l'a peinte il y a quelque trente ans, belle et poetisee--
etait assise la vieille reine, sur son trone dore, capitonne de brocart
rouge. Elle tenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite
Pomare V, qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par la
fievre.

La vieille femme occupait toute la largeur de son siege par la masse
disgracieuse de sa personne. Elle etait vetue d'une tunique de velours
cramoisi; un bas de jambe nue s'emprisonnait tant bien que mal dans une
bottine de satin.

A cote du trone, etait un plateau rempli de cigarettes de pandanus.

Un interprete en habit noir se tenait debout pres de cette femme, qui
entendait le francais comme une Parisienne, et qui n'a jamais consenti a
en prononcer seulement un mot.

L'amiral, le gouverneur et les consuls etaient assis pres de la reine.

Dans cette vieille figure ridee, brune, carree, dure, il y avait encore
de la grandeur; il y avait surtout une immense tristesse,--tristesse
de voir la mort lui prendre l'un apres l'autre tous ses enfants frappes
du meme mal incurable,--tristesse de voir son royaume, envahi par la
civilisation, s'en aller a la debandade,--et son beau pays degenerer
en lieu de prostitution...

Des fenetres ouvertes donnaient sur les jardins;--on voyait par la
s'agiter plusieurs tetes couronnees de fleurs, qui s'approchaient pour
ecouter: toutes les suivantes de la cour, Faimana, coiffee comme une
naiade, de feuilles et de roseaux;--Tehamana, couronnee de fleurs de
datura; Teria, Raourea, Tapou, Erere, Tairea,--Tiahoui et Rarahu.

La partie du salon qui me faisait face etait entierement ouverte; la
muraille absente, remplacee par une colonnade de bois des iles, a
travers laquelle la campagne tahitienne apparaissait par une nuit
etoilee.

Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur et lointain, se detachait
une banquette chargee de toutes les femmes de la cour, cheffesses ou
princesses. Quatre torcheres dorees, d'un style pompadour, qui
s'etonnaient de se trouver en pareil lieu, les mettaient en pleine
lumiere, et faisaient briller leurs toilettes, vraiment elegantes et
belles. Leurs pieds, naturellement petits, etaient chausses ce soir dans
d'irreprochables bottines de satin.

C'etait d'abord la splendide Ariinoore, en tunique de satin cerise,
couronnee de peia,--Ariinoore, qui refusa la main du lieutenant de
vaisseau francais M.., qui s'etait ruine pour la corbeille de mariage,-
-et la main de Kamehameha V, roi des iles Sandwich.

A cote d'elle, Paura, son inseparable amie, type charmant de la
sauvagesse, avec son etrange laideur ou son etrange beaute,--tete a
manger du poisson cru et de la chair humaine,--singuliere fille qui
vit au milieu des bois dans un district lointain,--qui possede
l'education d'une miss anglaise, et valse comme une Espagnole...

Titaua, qui charma le prince Alfred d'Angleterre, type unique de la
Tahitienne restee belle dans l'age mur; constellee de perles fines, la
tete surchargee de reva-reva flottants.

Ses deux filles, recemment debarquees d'une pension de Londres, deja
belles comme leur mere; des toilettes de bal europeennes, a demi
dissimulees, par condescendance pour les desirs de la reine, sous des
tapas tahitiennes en gaze blanche.

La princesse Ariitea, belle-fille de Pomare, avec sa douce figure,
reveuse et naive, fidele a sa coiffure de roses du Bengale naturelles,
piquees dans ses cheveux denoues.

La reine de Bora-Bora, autre vieille sauvagesse aux dents aigues, en
robe de velours.

La reine Moe (_Moe_: sommeil ou mystere), en robe sombre, d'une beaute
reguliere et mystique, ses yeux etranges a demi fermes, avec une
expression de regard en dedans, comme les portraits d'autrefois.

Derriere ces groupes en pleine lumiere, dans le profondeur transparente
des nuits d'Oceanie, les cimes des montagnes se decoupant sur le ciel
etoile; une touffe de bananiers dessinant leurs silhouettes
pittoresques, leurs immenses feuilles, leurs grappes de fruits
semblables a des girandoles terminees par des fleurs noires.  Derriere
ces arbres, les grandes nebuleuses du ciel austral faisaient un amas de
lumiere bleue, et la Croix-du-Sud brillait au milieu. Rien de plus
idealement tropical que ce decor profond.

Dans l'air, ce parfum exquis de gardenias et d'orangers, qui se condense
le soir sous le feuillage epais; un grand silence, mele de bruissements
d'insectes sous les herbes; et cette sonorite particuliere aux nuits
tahitiennes, qui predispose a subir la puissance enchanteresse de la
musique.

Le morceau choisi etait celui ou Vasco, enivre, se promene seul dans
l'ile qu'il vient de decouvrir, et admire cette nature inconnue;--
morceau ou le maitre a si parfaitement peint ce qu'il savait
d'intuition, les splendeurs lointaines de ces pays de verdure et de
lumiere.--Et Randle, promenant ses yeux autour de lui, commenca de sa
voix delicieuse:

Pays merveilleux, Jardins fortunes.. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.

Oh! paradis... sorti de l'onde.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .

L'ombre de Meyerbeer dut cette nuit-la fremir de plaisir en entendant
ainsi, a l'autre bout du monde, interpreter sa musique.





XXV


Vers la fin de l'annee, une grande fete fut annoncee dans l'ile de
Moorea, a l'occasion de la consecration du temple d'Afareahitu.

La reine Pomare manifesta a l'_amiral a cheveux blancs_ l'intention de
s'y rendre avec toute sa suite, le conviant lui-meme a la ceremonie et
au grand banquet qui devait s'ensuivre.

L'amiral mit sa fregate a la disposition de la reine, et il fut convenu
que le _Rendeer_ appareillerait pour transporter la-bas toute la cour.


La suite de Pomare etait nombreuse, bruyante, pittoresque; elle s'etait
augmentee pour la circonstance de deux ou trois cents jeunes femmes, qui
avaient fait de folles depenses de _reva-reva_ et de fleurs.

Un beau matin pur de decembre, le _Rendeer_ ayant deja largue ses
grandes voiles blanches, se vit pris d'assaut par toute cette foule
joyeuse.

J'avais eu mission d'aller, en grande tenue, chercher la reine au
palais.

Celle-ci, qui desirait s'embarquer sans mise en scene, avait expedie en
avant toutes ses femmes,--et, en petit cortege intime, nous nous
acheminames ensemble vers la plage, aux premiers rayons du soleil
levant.

La vieille reine en robe rouge ouvrait la marche en tenant par la main
sa petite-fille si cherie,--et nous suivions a deux pas, la princesse
Ariitea, la reine Moe, la reine de Bora-Bora et moi.

C'est la un tableau que je retrouve souvent dans mes souvenirs... Les
femmes ont leurs heures de rayonnement,--et cette image d'Ariitea
marchant aupres de moi sous les arbres exotiques, dans la grande lumiere
matinale,--est celle que je revois encore, quand, a travers les
distances et les annees, je pense a elle...

Lorsque le canot d'honneur qui portait la reine et les princesses
accosta le _Rendeer_, les matelots de la fregate, ranges sur les vergues
suivant le ceremonial d'usage, pousserent trois fois le cri de: "Vive
Pomare!" et vingt et un coups de canon firent retenir les tranquilles
plages de Tahiti.

Puis la reine et la cour entrerent dans les appartements de l'amiral, ou
les attendait un lunch a leur gout compose de bonbons et de fruits,--
le tout arrose de vieux champagne rose.


Cependant les suivantes de toutes les classes s'etaient repandues dans
les differentes parties du navire, ou elles menaient grand et joyeux
tapage, en lancant aux marins des oranges, des bananes et des fleurs.

Et Rarahu etait la aussi, embarquee comme une petite personne de la
suite royale; Rarahu pensive et serieuse, au milieu de ce debordement de
gaite bruyante.--Pomare avait emmene avec elle les plus remarquables
choeurs d'_himene_ de ses districts, et Rarahu etant un des premiers
sujets du choeur d'Apire avait ete a ce titre conviee a la fete.

Ici une digression est necessaire au sujet du _tiare miri_,--objet qui
n'a point d'equivalent dans les accessoires de toilette des femmes
europeennes.

Ce _tiare_ est une sorte de dahlia vert que les femmes d'Oceanie se
plantent dans les cheveux, un peu au-dessus de l'oreille, les jours de
gala.--En examinant de pres cette fleur bizarre, on s'apercoit qu'elle
est factice; elle est montee sur une tige de jonc, et composee des
feuilles d'une toute petite plante parasite tres odorante, sorte de
lycopode rare qui pousse sur les branches de certains arbres des forets.

Les Chinois excellent dans l'art de monter des _tiares_ tres
artistiques, qu'ils vendent fort cher aux femmes de Papeete.

Le _tiare_ est particulierement l'ornement des fetes, des festins et des
danses; lorsqu'il est offert par une Tahitienne a un jeune homme, il a
le meme sens a peu pres que le mouchoir jete par le sultan a son
odalisque preferee.

Toutes les Tahitiennes avaient ce jour-la des _tiare_ dans les cheveux.

J'avais ete mande par Ariitea pour lui faire societe pendant ce lunch
officiel,--et la pauvre petite Rarahu, qui n'etait venue que pour moi,
m'attendit longtemps sur le pont, pleurant en silence de se voir ainsi
abandonnee. Punition bien severe que je lui avais infligee la, pour un
caprice d'enfant qui durait depuis la veille et lui avait deja fait
verser des larmes.





XXVI


La traversee durait depuis deux heures, nous approchions de l'ile de
Morea.

On faisait grand bruit au carre du _Rendeer_; une dizaine de jeune
femmes, choisies parmi les plus connues et les plus jolies, avaient ete
conviees a une collation que leur offraient les officiers.

Rarahu en mon absence avait accepte d'y prendre part.--Elle etait la,
en compagnie de Teourahi et de quelques autres de ses amies; elle avait
essuye ses pleurs et riait aux eclats.

Elle ne parlait point francais, comme la plupart des autres;--mais,
par signes et par monosyllabes, elle entretenait une conversation tres
animee avec ses voisins qui la trouvaient charmante.

Enfin,--ce qui etait le comble de la perfidie et de l'horreur,--au
dessert, elle avait avec mille graces offert son _tiare_ a Plumkett.

Elle etait assez intelligente, il est vrai, pour savoir qu'elle tombait
bien, et que Plumkett ne voudrait pas comprendre.





XXVII


Comment peindre ce site enchanteur, la baie d'Afareahitu!

De grands mornes noirs aux aspects fantastiques; des forets epaisses, de
mysterieux rideaux de cocotiers se penchant sur l'eau tranquille;--et,
sous les grands  arbres, quelques cases eparses, parmi les orangers et
les lauriers-roses.

Au premier abord on eut dit qu'il n'y avait personne dans ce pays
ombreux;--et pourtant toute la population de Moorea nous attendait la
silencieusement, a demi cachee sous les voutes de verdure.

On respirait dans ces bois une fraicheur humide, une etrange senteur de
mousse et de plantes exotiques; tous les choeurs d'_himene_ de Moorea
etaient la, assis en ordre, au milieu des troncs  enormes des arbres;
tous les chanteurs d'un meme district etaient vetus d'une meme couleur,
--les uns de blanc, les autres de vert ou de rose; toutes les femmes
etaient couronnees de fleurs,--tous les hommes, de feuilles et de
roseaux. Quelques groupes, plus timides ou plus sauvages, etaient restes
dans la profondeur du bois, et nous regardaient de loin venir, a moitie
caches derriere les arbres.

La reine quitta le _Rendeer_ avec le meme ceremonial qu'a l'arrivee et
le bruit du canon se repercuta au loin dans les montagnes.

Elle mit pied a terre, et s'avanca conduite par l'amiral.--Nous
n'etions deja plus au temps ou les indigenes l'enlevaient dans leurs
bras, de peur que son pied ne touchait leur sol; la vieille coutume qui
voulait que tout territoire foule par le pied de la reine devint
propriete de la couronne, est depuis longtemps oubliee en Oceanie.

Une vingtaine de lanciers a cheval, composant toute la garde d'honneur
de Pomare, etaient ranges sur la plage pour nous recevoir.

Quand la reine parut, tous les choeurs d'_himene_ entonnerent ensemble
le traditionnel: _Ia ora na oe, Pomare vahine!_ (Salut a toi, reine
Pomare!) Et les bois retentirent d'une bruyante clameur.

On eut cru mettre le pied dans quelque ile enchantee, qui se serait
eveillee soudain sous le coup d'une baguette magique.





XXVIII


Ce fut une longue ceremonie que la consecration du temple d'Afareahitu.
Les missionnaires firent en tahitien de grands discours, et les _himene_
chanterent de joyeux cantiques a l'Eternel.

Le temple etait bati en corail; le toit, en feuilles de pandanus, etait
soutenu par des pieces de bois des iles, que reliaient entre elles des
amarrages de differentes couleurs, reguliers et compliques; c'etait le
vieux style des constructions maories.

Je vois encore ce tableau original: les portes du fond grandes ouvertes
sur la campagne, sur un decor admirable de montagnes et de hauts
palmiers; aupres de la chaire du missionnaire, la reine en robe noire,
triste et recueillie, priant pour sa petite fille, avec sa vieille amie
la cheffesse de Papara.  Les femmes de sa suite, groupees autour d'elles
en robes blanches. Le temple tout rempli de tetes couvertes de fleurs,-
-et Rarahu, que j'avais laissee partir du _Rendeer_ comme une inconnue,
melee a cette foule...

Un grand silence se fit quand l'_himene_ d'Apire, qui avait ete reserve
pour la fin, entonna ses cantiques--et je distinguai derriere moi la
voix fraiche de ma petite amie, qui dominait le choeur.--Sous
l'influence d'une exaltation religieuse ou passionnee, elle executait
avec frenesie ses variations les plus fantastiques; sa voix vibrait
comme un son de cristal dans le silence de ce temple ou elle captivait
l'attention de tous.





XXIX


Apres la ceremonie, nous passames dans la salle du banquet. C'etait en
plein air, au milieu des cocotiers, que les tables etaient dressees sous
des tendelets de verdure.

Les tables pouvaient contenir cinq ou six cents personnes; les nappes
etaient couvertes de feuilles decoupees et de fleurs d'amarantes. Il y
avait une grande quantite de _pieces montees_, composees par des Chinois
au moyen de troncs de bananiers et de diverses plantes extraordinaires.
A cote des mets europeens, se trouvaient en grande abondance les mets
tahitiens: les pates de fruits, les petits cochons rotis tout entiers
sous l'herbe, et les plats de chevrettes fermentees dans du lait. On
puisait differentes sauces dans de grandes pirogues qui en etaient
remplies et que des porteurs avaient grand'peine a promener a la ronde.
Les chefs et les cheffesses venaient a tour de role haranguer la reine a
tue-tete, avec des voix si retentissantes et une telle volubilite qu'on
les eut crus possedes. Ceux qui n'avaient point trouve de place a table
mangeaient debout, sur l'epaule de ceux qui avaient pu s'asseoir;
c'etait un vacarme et une confusion indescriptibles...

Assis a la table des princesses, j'avais affecte de ne point prendre
garde a Rarahu, qui etait perdue fort loin de moi, parmi les gens
d'Apire.





XXX


Quand la nuit descendit sur les bois d'Afareahitu, la reine rejoignit le
_Farehau_ du district ou un logement lui etait prepare. L'_amiral a
cheveux blancs_ regagna la fregate, et la _upa-upa_ commenca.

Toute pensee religieuse, tout sentiment chretien, s'etaient envoles avec
le jour; l'obscurite tiede et voluptueuse redescendait sur l'ile
sauvage; comme au temps ou les premiers navigateurs l'avaient nommee la
nouvelle Cythere, tout etait redevenu seduction, trouble sensuel et
desirs effrenes.

Et j'avais suivi l'_amiral a cheveux blancs_, abandonnant Rarahu dans la
foule affolee.





XXXI


A bord, quand je fus seul, je montai tristement sur le pont du
_Rendeer_. La fregate, le matin si animee, etait vide et silencieuse;
les mats et les vergues decoupaient leurs grandes lignes sur le ciel de
la nuit; les etoiles etaient voilees, l'air calme et lourd, la mer
inerte.

Les mornes de Moorea dessinaient en noir sur l'eau leurs silhouettes
renversees; on voyait de loin les feux qui a terre eclairaient le _upa-
upa_; des chants rauques et lubriques arrivaient en murmure confus,
accompagnes a contre-temps par des coups de tam-tam.

J'eprouvais un remords profond de l'avoir abandonnee au milieu de cette
saturnale; une tristesse inquiete me retenait la, les yeux fixes sur ces
feux de la plage; ces bruits qui venaient de terre me serraient le
coeur.

L'une apres l'autre, toutes les heures de la nuit sonnerent a bord du
_Rendeer_, sans que le sommeil vint mettre fin a mon etrange reverie. Je
l'aimais bien, la pauvre petite; les Tahitiens disaient d'elle: "C'est
la petite femme de Loti." C'etait bien ma petite femme en effet; par le
coeur, par les sens, je l'aimais bien. Et, entre nous deux, il y avait
des abimes pourtant, de terribles barrieres, a jamais fermees; elle
etait une petite sauvage; entre nous qui etions une meme chair, restait
la difference radicale des races, la divergence des notions premieres de
toutes choses; si mes idees et mes conceptions etaient souvent
impenetrables pour elle, les siennes aussi l'etaient pour moi; mon
enfance, ma patrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait
toujours pour elle l'incomprehensible et l'inconnu. Je me souvenais de
cette phrase qu'elle m'avait dite un jour: "J'ai peur que ce ne soit pas
le meme Dieu qui nous ait crees." En effet, nous etions enfants de deux
natures bien separees et bien differentes, et l'union de nos ames ne
pouvait etre que passagere, incomplete et tourmentee.

Pauvre petite Rarahu, bientot, quand nous serons si loin l'un de
l'autre, tu vas redevenir et rester une petite fille maorie, ignorante
et sauvage, tu mourras dans l'ile lointaine, seule et oubliee,--et
Loti peut-etre ne le saura meme pas...


A l'horizon une ligne a peine visible commencait a se dessiner du cote
du large: c'etait l'ile de Tahiti. Le ciel blanchissait a l'Orient; les
feux s'eteignaient a terre, et les chants ne s'entendaient plus.

Je songeais que, a cette heure particulierement voluptueuse du matin,
Rarahu etait la, enervee par la danse, et livree a elle-meme. Et cette
pensee me brulait comme un fer rouge.





XXXII


Dans l'apres-midi, la reine et les princesses s'embarquerent de nouveau
pour retourner a Papeete. Quand elles eurent ete recues avec les
honneurs d'usage, je restai les yeux fixes sur les canots nombreux,
pirogues et baleinieres qui ramenaient leur suite; la foule s'etait
augmentee encore d'une quantite de jeunes femmes de Moorea qui voulaient
prolonger la fete a Tahiti.

Enfin, je vis Rarahu; elle etait la, elle revenait aussi. Elle avait
change sa tapa blanche pour une tapa rose, et mis des fleurs fraiches
dans ses cheveux; on voyait plus nettement son tatouage sur son front
decolore, et les cercles bleuatres s'etaient accentues sous ses yeux.

Sans doute elle etait restee a la upa-upa jusqu'au matin, mais elle
etait la, elle  revenait, et c'etait pour le moment tout ce que je
desirais d'elle.





XXXIII


La traversee s'etait effectuee par un beau temps calme.

C'etait le soir, le soleil venait de disparaitre; le fregate glissait
sans bruit, en laissant derriere elles des ondulations lentes et molles
qui s'en allaient mourir au loin sur une mer unie comme un miroir. De
grands nuages sombres etaient plaques ca et la dans le ciel, et
tranchaient violemment sur la teinte jaune pale du soir, dans une
etonnante transparence de l'atmosphere.

A l'arriere du _Rendeer_, un groupe de jeunes femmes se detachait
gracieusement sur la mer et sur les paysages oceaniens. C'etait une
groupe dont la vue me causa un etonnement extreme: Ariitea et Rarahu,
causant ensemble comme des amies; aupres d'elles, Maramo, Faimana et
deux autres suivantes de la cour.

Il etait question d'un _himene_ compose par Rarahu, et qu'elles allaient
chanter ensemble.

En effet, elles entonnaient un chant nouveau en trois parties, Ariitea,
Rarahu et Maramo.

La voix de Rarahu, qui dominait vibrante, disait nettement ces paroles,
dont aucune ne fut perdue pour moi:

--"Heahaa noa iho (e)! te tara no Paia (e)

--"Humble simplement meme le sommet du _Paia_ (le grand morne de Bora-
Bora).

i tou nei tai ia oe, tau hoa (e)! ehaha!...

aupres de ma ici douleur pour toi, o mon amant! helas!...

--"Ua iriti hoi au (e)! i te tumu no te tiare,

--"Ai arrache aussi moi les racines du _tiare_ (la fleur des fetes,
c'est-a-dire: il n'y aura plus pour moi ni joie ni fete),

ei faaite i tau tai ai oe, tau hoa (e)! ehahe!...

pour faire connaitre ma douleur pour toi, o mon amant! helas!

--"Un taa tau hoa (e)! ei Farani te fenua,

--"Tu es parti, mon amant, pour de France la terre,

e neva oe to mata, aita e hio hoi au (e)! ehahe!..."

--tourneras en haut tes yeux, pas verrai de nouveau moi! helas!..."


Traduction grossiere:

--"Ma douleur pour toi et plus haute que le sommet du Paia, o mon
amant! helas!...

--"J'ai arrache les racines du _tiare_ pour marquer ma douleur pour
toi, o mon amant! helas!...

--"Tu es parti, mon bien-aime, vers la terre de France; tu leveras tes
yeux vers moi, mais je ne te verrai plus! helas!..."


Ce chant qui vibrait tristement le soir sur l'immensite du Grand Ocean,
repete avec un rythme etrange par trois voix de femmes, est reste a
jamais grave dans ma memoire comme l'un des plus poignants souvenirs que
m'ait laisses la Polynesie...





XXXIV


Il etait nuit close quand le cortege bruyant fit son entree dans
Papeete, au milieu d'un grand concours de peuple.

Au bout d'un instant nous nous retrouvames marchant cote a cote, Rarahu
et moi, dans le sentier qui menait a notre demeure. Un meme sentiment
nous avait ramenes tous deux sur cette route, ou nous avancions sans
nous parler, comme deux enfants boudeurs qui ne savent plus comment
revenir l'un a l'autre.

Nous ouvrimes notre porte, et quand nous fumes entres nous nous
regardames...

J'attendais une scene, des reproches et des larmes. Au lieu de tout
cela, elle sourit en detournant la tete, avec un imperceptible mouvement
d'epaules, une expression inattendue de desenchantement, d'amere
tristesse et d'ironie.

Ce sourire et ce mouvement en disaient autant qu'un bien long discours;
ils disaient d'une maniere concise et frappante a peu pres ceci:

Je le savais bien, va, que je n'etais qu'une petite creature inferieure,
jouet de hasard que tu t'es donne. Pour vous autres, hommes blancs,
c'est tout ce que nous pouvons etre. Mais que gagnerais-je a me facher?
Je suis seule au monde; a toi ou a un autre, qu'importe? J'etais ta
maitresse; ici etait notre demeure: je sais que tu me desires encore.
Mon Dieu, je reste et me voila!...

La petite fille naive avait fait de terribles progres dans la science
des choses de la vie; l'enfant sauvage etait devenue plus forte que son
maitre et le dominait.

Je la regardais en silence, avec surprise et tristesse; j'en avais une
immense pitie. Et ce fut moi qui demandai grace et pardon, pleurant
presque et la couvrant de baisers.

Elle m'aimait encore, elle, comme on aimerait un etre surnaturel, que
l'on pourrait a peine saisir et comprendre.

Des jours doux et paisibles d'amour succederent encore a cette aventure
d'Afareahitu; l'incident fut oublie, et le temps reprit son cours
enervant...





XXXV


Tiahoui, qui etait en visite a Papeete, etait descendue chez nous avec
deux autres jeunes femmes de ses _fetii_, de Papeuriri.

Elle me prit a part un soir avec l'air grave qui precede les entretiens
solennels, et nous allames nous asseoir dans le jardin sous les
lauriers-roses.

Tiahoui etait une petite femme sage, plus serieuse que ne le sont
d'ordinaire les Tahitiennes; dans son district eloigne, elle avait suivi
avec admiration les instructions d'un missionnaire indigene: elle avait
la foi ardente d'une neophyte. Dans le coeur de Rarahu, ou elle savait
lire comme dans un livre ouvert, elle avait vu d'etranges choses:

--Loti, dit-elle, Rarahu se perd a Papeete. Quand tu seras parti, que
va-t-elle devenir?

En effet, l'avenir de Rarahu tourmentait mon coeur; avec la difference
si complete de nos natures, je ne savais qu'imparfaitement saisir tout
ce qu'il y avait en elle de contradictions et d'egarements. Je
comprenais pourtant qu'elle etait perdue, perdue de corps et d'ame.
C'etait peut-etre pour moi un charme de plus, le charme de ceux qui vont
mourir, et plus que jamais je me sentais l'aimer...


Personne n'avait l'air plus doux ni plus paisible cependant, que ma
petite amie Rarahu; silencieuse presque toujours, calme et soumise, elle
n'avait plus jamais de ses coleres d'enfant d'autrefois. Elle etait
gracieuse et prevenante pour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu'on
la voyait la, assise a l'ombre de notre veranda, dans une pose heureuse
et nonchalante, souriant a tous du sourire mystique des Maoris, on eut
dit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poeme de
bonheur paisible et inalterable.

Elle avait pour moi des instants de tendresse infinie; il semblait alors
qu'elle eut besoin de se serrer contre son unique ami et soutien dans ce
monde; dans ces moments, la pensee de mon depart lui faisait verser des
larmes silencieuses, et je songeais encore a ce projet insense que
j'avais fait jadis, de rester pour toujours aupres d'elle.

Parfois elle prenait la vieille Bible qu'elle avait apportee d'Apire;
elle priait avec extase, et la foi ardente et naive rayonnait dans ses
yeux.

Mais souvent aussi elle s'isolait de moi et je retrouvais sur ses levres
ce meme sourire de doute et de scepticisme qui avait paru pour la
premiere fois le soir de notre retour d'Afareahitu. Elle semblait
regarder au loin, dans le vague, des choses mysterieuses; des idees
etranges lui revenaient de sa petite enfance sauvage; ses questions
inattendues sur des sujets singulierement profonds denotaient le
dereglement de son imagination, le cours tourmente de ses idees.

Son sang maori lui brulait les veines; elle avait des jours de fievre et
de trouble profond, pendant lesquels il semblait qu'elle ne fut plus
elle-meme. Elle m'etait absolument fidele, dans le sens que les femmes
de Papeete donnent a ce mot, c'est-a-dire qu'elle etait sage et reservee
vis-a-vis des jeunes gens europeens; mais je crus savoir qu'elle avait
de jeunes amants tahitiens. Je pardonnai, et feignis de ne pas voir;
elle n'etait pas tout a fait responsable, la pauvre petite, de sa nature
etrangement ardente et passionnee.

Physiquement elle n'avait encore aucun des signes qui en Europe
distinguent les jeunes filles malades de la poitrine: sa taille et sa
gorge etaient arrondies et correctes comme celles des belles statues de
la Grece antique. Et cependant, la petite toux caracteristique, pareille
a celle des enfants de la reine, devenait chez elle plus frequente, et
le cercle bleuatre s'accentuait sous ses grands yeux.

Elle etait une petite personnification touchante et triste de la race
polynesienne, qui s'eteint au contact de notre civilisation et de nos
vices, et ne sera plus bientot qu'un souvenir dans l'histoire
d'Oceanie...





XXXVI


Cependant le moment du depart etait arrive, le _Rendeer_, s'en allait en
Californie, _i te fenua California_, comme disait la petite-fille de la
reine.

Ce n'etait pas le depart definitif, il est vrai; au retour nous devions
nous arreter encore a _l'ile delicieuse_ un mois ou deux, en passant.
Sans cette certitude de revenir, il est probable qu'a ce moment-la je ne
serais pas parti: la laisser pour toujours eut ete au-dessus de mes
forces, et m'eut brise le coeur.

A l'approche du depart, j'etais etrangement obsede par la pensee de
cette Taimaha, qui avait ete la femme de mon frere Roueri. Il m'etait
extremement penible, je ne sais pourquoi, de partir sans la connaitre,
et je m'en ouvris a la reine, en la priant de se charger de nous menager
une entrevue.

Pomare parut prendre grand interet a ma demande:

--Comment, Loti, dit-elle, tu veux la voir? Il t'en avait parle,
Roueri? Il ne l'avait donc point oubliee?

Et la vieille reine sembla se recueillir dans de tristes souvenirs du
passe, retrouvant peut-etre dans sa memoire l'oubli de quelques-uns,
qu'elle avait aimes, et qui etaient partis pour ne plus revenir.





XXXVII


C'etait le dernier soir du _Rendeer_...

Il resultait des renseignements pris a la hate par la reine que Taimaha
etait depuis la veille a Tahiti;--et le chef des _mutoi_ du palais
avait ete charge de lui porter l'ordre de se trouver a l'heure du
coucher du soleil sur la plage, en face du _Rendeer_.

A l'heure du rendez-vous, nous y fumes, Rarahu et moi.

Longtemps nous attendimes, et Taimaha ne vint pas;--je l'avais prevu.

Avec un singulier serrement de coeur, je voyais s'envoler ces derniers
moments de notre derniere soiree.--J'attendais avec une inexplicable
anxiete; j'aurais donne cher a cet instant pour voir cette creature,
dont j'avais reve dans mon enfance, et qui etait liee au lointain et
poetique souvenir de Roueri; et j'avais le pressentiment qu'elle ne
paraitrait point...

Nous avions demande des renseignements a des vieilles femmes qui
passaient:

--Elle est dans la grande rue, nous dirent-elles; emmenez avec vous
notre petite fille que voici, qui la connait et vous l'indiquera. Quand
vous l'aurez trouvee, vous direz a notre enfant de rentrer au logis.





XXXVIII

DANS LA GRANDE RUE


La rue bruyante etait bordee de magasins chinois; des marchands, qui
avaient de petits yeux en amande et de longues queues, vendaient a la
foule du the, des fruits et des gateaux.--Il y avait sous les verandas
des etalages de couronnes de fleurs, de couronnes de pandanus et de
_tiare_ qui embaumaient; les Tahitiennes circulaient en chantant;
quantite de petites lanternes a la mode du Celeste Empire eclairaient
les echoppes, ou bien pendaient aux branches touffues des arbres.

C'etait un des beaux soirs de Papeete; tout cela etait gai et surtout
original.--On sentait dans l'air un bizarre melange d'odeurs chinoises
de santal et de monoi, et de parfums suaves de gardenias ou d'orangers.

La soiree s'avancait, et nous ne trouvions rien.--La petite Tehamana,
notre guide, avait beau regarder toutes les femmes, elle n'en
reconnaissait aucune.--Le nom de Taimaha meme etait inconnu a toutes
celles que nous interrogions; nous passions et repassions au milieu de
tous ces groupes qui nous regardaient comme des gens ayant perdu
l'esprit.--Je me heurtais contre l'impossibilite de rencontrer un
mythe,--et chaque minute qui s'ecoulait augmentait ma tristesse
impatiente.

Apres une heure de cette course, dans un endroit obscur, sous de grands
manguiers noirs,--la petite Tehamana s'arreta tout a coup devant une
femme qui etait assise a terre, la tete dans ses mains et semblait
dormir.

--_Tera!_ cria-t-elle. (C'est celle-ci!)

Alors je m'approchai d'elle et me penchai curieusement pour la voir:

--Es-tu Taimaha?... demandai-je,--en tremblant qu'elle me repondit
non!

--Oui! repondit-elle immobile.

--Tu es Taimaha, la femme de Roueri?

--Oui, dit-elle encore, en levant la tete avec nonchalance,--c'est
moi, Taimaha, la femme de Roueri, le marin _dont les yeux sommeillent
(mata moe)_, c'est-a-dire: qui n'est plus...

--Et moi, je suis Loti, le frere de Roueri!--Suis-moi dans un lieu
plus ecarte ou nous puissions causer ensemble.

--Toi?... son frere? dit-elle simplement, avec un peu de surprise,--
mais avec tant d'indifference que j'en restai confondu.

Et je regrettais deja d'etre venu remuer cette cendre, pour n'y trouver
que banalite et desenchantement.

Pourtant elle s'etait levee pour me suivre.--Je les pris par la main
l'une et l'autre, Rarahu et Taimaha, et m'eloignai avec elles de cette
foule tahitienne ou personne ne m'interessait plus...





XXXIX

REVELATIONS


Dans un sentier solitaire ou s'entendait encore le bruit lointain de la
foule,--sous l'ombre epaisse des arbres, dans la nuit noire,--
Taimaha s'arreta et s'assit.

--Je suis fatiguee, dit-elle avec une grande lassitude; Rarahu, dis-lui
de me parler ici, je n'irai pas plus loin;--c'est son frere, lui?...

A ce moment, une idee que je n'avais jamais eue me traversa l'esprit:

--N'as-tu pas d'enfants de Roueri?... lui demandai-je.

--Si, repondit-elle, apres une minute d'hesitation, mais d'une voix
assuree pourtant;--si, deux!...

Il y eut un long silence, apres cette revelation inattendue. Une foule
de sentiments s'eveillaient en moi, sentiments d'un genre inconnu,
impressions tristes et intraduisibles.

Il est de ces situations dont on ne peut rendre par des mots l'etrangete
saisissante.--Le charme du lieu, les influences mysterieuses de la
nature, avivent ou transforment les emotions ressenties, et on ne sait
plus, meme imparfaitement, les exprimer.





XL


Une heure apres, Taimaha et moi nous quittions Papeete, qui deja s'etait
endormi; cette derniere soiree du _Rendeer_ etait terminee, et quantite
de marins du bord etaient entres dans les cases tahitiennes, entoures de
bandes joyeuses de jeunes femmes. Un souffle plein de seduction et de
trouble sensuel passait sur ce pays, comme apres les soirs de grandes
fetes.

Mais j'etais sous l'empire d'emotions profondes, et j'avais pour
l'instant oublie jusqu'a Rarahu...

Elle etait rentree seule, elle, et m'attendait en pleurant dans notre
chere petite case, ou je devais, dans la nuit, revenir pour la derniere
fois.


Nous marchions cote a cote, Taimaha et moi; nous suivions d'un pas
rapide la plage oceanienne. La pluie tombait, la pluie tiede des
tropiques; Taimaha insouciante et silencieuse laissait tremper la longue
tapa de mousseline blanche qui trainait derriere elle sur le sable.

On n'entendait dans ce calme de minuit que le bruit monotone de la mer,
qui brisait au large sur le corail.

Sur nos tetes, de grands palmiers penchaient leurs tiges flexibles; a
l'horizon les pics de l'ile de Moorea se dessinaient legerement au-
dessus de la nappe bleue du Pacifique, a la lueur indecise et embrumee
de la lune.

Je regardais Taimaha, et je l'admirais; elle etait restee, malgre ses
trente ans, un type accompli de la beaute maorie. Ses cheveux noirs
tombaient en longues tresses sur sa robe blanche; sa couronne de roses
et de feuilles de pandanus lui donnait la nuit un air de reine ou de
deesse.

Expres, j'avais fait passer cette femme devant une case deja ancienne, a
moitie enfouie sous la verdure et les plantes grimpantes, celle qu'elle
avait du jadis habiter avec mon frere.

--Connais-tu cette case, Taimaha? lui demandai-je...

--Oui! repondit-elle en s'animant pour la premiere fois; oui, c'etait
celle-ci la case de Roueri!...





XLI


Nous nous dirigions tous deux, a cette heure deja avancee de la nuit,
vers le district de Faaa, ou Taimaha allait me montrer son plus jeune
fils Atario.

Avec une condescendance legerement railleuse, elle s'etait pretee a
cette fantaisie de ma part, fantaisie qu'avec ses idees tahitiennes elle
s'expliquait a peine.

Dans ce pays ou la misere est inconnue et le travail inutile, ou chacun
a sa place au soleil et a l'ombre, sa place dans l'eau et sa nourriture
dans les bois,--les enfants croissent comme les plantes, libres et
sans culture, la ou le caprice de leurs parents les a places. La famille
n'a pas cette cohesion que lui donne en Europe, a defaut d'autre cause,
le besoin de lutter pour vivre.

Atario, l'enfant ne depuis le depart de Roueri, habitait le district de
Faaa; par suite de cet usage general d'adoption, il avait ete confie aux
soins de _fetii_ (de parents) eloignes de sa mere...

Et Tamaari, le fils aine, celui qui, disait-elle, avait le front et les
grands yeux de Roueri (_te rae, te mata rahi_), habitait avec la vieille
mere de Taimaha, dans cette ile de Moorea qui decoupait la-bas a notre
horizon sa silhouette lointaine.

A mi-chemin de Faaa, nous vimes briller un feu dans un bois de
cocotiers. Taimaha me prit par la main, et m'emmena sous bois dans cette
direction, par un sentier connu d'elle.

Quand nous eumes marche quelques minutes dans l'obscurite, sous la voute
des grandes palmes mouillees de pluie, nous trouvames un abri de chaume,
ou deux vieilles femmes etaient accroupies devant un feu de branches.
Sur quelques mots inintelligibles prononces par Taimaha, les deux
vieilles se dresserent sur leurs pieds pour mieux me regarder, et
Taimaha elle-meme, approchant de mon visage un brandon enflamme, se mit
a m'examiner avec une extreme attention. C'etait la premiere fois que
nous nous voyions tous deux en pleine lumiere.

Quand elle eut termine son examen, elle sourit tristement. Sans doute
elle avait retrouve en moi les traits deja connus de Roueri,--les
ressemblances des freres sont frappantes pour les etrangers,--meme
lorsqu'elles sont vagues et incompletes.

Moi, j'avais admire ses grands yeux, son beau profil regulier, et ses
dents brillantes, rendues plus blanches encore par la nuance de cuivre
de son teint...

Nous continuames notre route en silence, et bientot nous apercumes les
cases d'un district, melees aux masses noires des arbres.

--_Tera Faaa!_ (voici Faaa), dit-elle avec un sourire...

Taimaha me conduisit a la porte d'une case en bourao enfouie sous des
arbres-pain, des manguiers et des tamaris.

Tout le monde semblait profondement endormi a l'interieur, et, a travers
les claies de la muraille, elle appela doucement pour se faire ouvrir.

Une lampe s'alluma et un vieillard au torse nu apparut sur la porte en
nous faisant signe d'entrer.

La case etait grande; c'etait une sorte de dortoir ou etaient couches
des vieillards. La lampe indigene, a l'huile de cocotier, ne jetait
qu'un filet de lumiere dans ce logis, et dessinait a peine toutes ces
formes humaines sur lesquelles passait le vent de la mer.

Taimaha se dirigea vers un lit de nattes, ou elle prit un enfant qu'elle
m'apporta...

--... Mais non! dit-elle, quand elle fut pres de la lampe, je me
trompe, ce n'est pas lui!...

Elle le recoucha sur sa couchette, et elle se mit a examiner d'autres
lits ou elle ne trouva point l'enfant qu'elle cherchait. Elle promenait
au bout d'une longue tige sa lampe fumeuse, et n'eclairait que de
vieilles femmes peaux-rouges immobiles et rigides, roulees dans des
_pareo_ d'un bleu sombre a grandes raies blanches; on les eut prises
pour des momies roulees dans des draps mortuaires...

Un eclair d'inquietude passa dans les yeux veloutes de Taimaha:

--Vieille Huahara, dit-elle, ou donc est mon fils Atario?...

La vieille Huahara se souleva sur son coude decharne, et fixa sur nous
son regard effare par le reveil:

--Ton fils n'est plus avec nous, Taimaha, dit-elle; il a ete adopte par
ma soeur Tiatiara-honui (Araignee), qui habite a cinq cents pas d'ici,
au bout du bois de cocotiers...





XLII


Nous traversames encore ce bois dans la nuit noire.

A la case de Tiatiara-honui, meme scene, meme ceremonie de reveil,
semblable a une evocation de fantomes.

On eveilla un enfant qu'on m'apporta. Le pauvre petit tombait de
sommeil; il etait nu. Je pris sa tete dans mes mains et l'approchai de
la lampe que tenait la vieille _Araignee_, soeur de Huahara. L'enfant,
ebloui, fermait les yeux.

--Oui! celui-ci est bien Atario, dit de loin Taimaha qui etait restee a
la porte.

--C'est le fils de mon frere?... lui demandai-je d'une facon qui dut la
remuer jusqu'au fond du coeur.

--Oui, dit-elle, comprenant que la reponse etait solennelle, oui, c'est
le fils de ton frere Roueri!...

La vieille Tiatiara-honui apporta une robe rose pour l'habiller, mais
l'enfant s'etait rendormi entre mes mains; je l'embrassai doucement et
le recouchai sur na natte. Puis je fis signe a Taimaha de me suivre, et
nous reprimes le chemin de Papeete.

Tout cela s'etait passe comme dans un reve. J'avais a peine pris le
temps de le regarder, et cependant ses traits d'enfant s'etaient graves
dans ma memoire, de meme que, la nuit, une image tres vive, qu'on a
percue un instant, persiste et reparait encore, apres qu'on a ferme les
yeux.

J'etais singulierement trouble, et mes idees etaient bouleversees;
j'avais perdu toute conscience du temps et de l'heure qu'il pouvait bien
etre.  Je tremblais de voir se lever le jour et d'arriver juste a temps
pour le depart du _Rendeer_ sans pouvoir retourner dans ma chere petite
case, ni meme embrasser Rarahu que peut-etre je ne reverrais plus...





XLIII


Quand nous fumes dehors, Taimaha me demanda:

--Tu reviendras demain?

--Non, dis-je, je pars de grand matin pour la terre de Californie.

Un moment apres, elle demanda avec timidite:

--Roueri t'avait parle de Taimaha?

Peu a peu Taimaha s'animait en parlant; peu a peu son coeur semblait
s'eveiller d'un long sommeil.--Elle n'etait plus la meme creature,
insouciante et silencieuse; elle me questionnait d'une voix emue, sur
celui qu'elle appelait _Roueri_, et m'apparaissait enfin telle que je
l'avais desiree, conservant, avec un grand amour et une tristesse
profonde, le souvenir de mon frere...

Elle avait retenu sur ma famille et mon pays de minutieux details que
Roueri lui avait appris; elle savait encore jusqu'au nom d'enfant qu'on
me donnait jadis dans mon foyer cheri; elle me le redit en souriant, et
me rappela en meme temps une histoire oubliee de ma petite enfance. Je
ne puis decrire l'effet que me produisirent ce nom et ces souvenirs,
conserves dans la memoire de cette femme, et repetes la par elle, en
langue polynesienne...

Le ciel s'etait degage; nous revenions par une nuit magnifique, et les
paysages tahitiens, eclaires par la lune, au coeur de la nuit, dans le
grand silence de deux heures du matin, avaient un charme plein
d'enchantement et de mystere.

Je reconduisis Taimaha jusqu'a la porte de la case qu'elle habitait a
Papeete.--Sa residence habituelle etait la case de sa vieille mere
Hapoto, au district de Tearoa, dans l'ile de Moorea.

En la quittant, je lui parlai de l'epoque probable de mon retour, et
voulus lui faire promettre de se trouver alors a Papeete, avec ses deux
fils.--Taimaha promit par serment, mais, au nom de ses enfants, elle
etait redevenue sombre et bizarre; ses dernieres reponses etaient
incoherentes ou moqueuses, son coeur s'etait referme; en lui disant
adieu, je la vis telle que je devais la retrouver plus tard,
incomprehensible et sauvage...





XLIV


Il etait environ trois heures quand je rejoignis l'avenue tranquille ou
Rarahu m'attendait; on sentait deja dans l'air la fraicheur humide du
matin.--Rarahu, qui etait restee assise dans l'obscurite, jeta ses
bras autour de moi quand j'entrai.

Je lui contai cette nuit etrange, en la priant de garder pour elle ces
confidences, pour que cette histoire depuis longtemps oubliee ne
redevint pas la fable des femmes de Papeete.

C'etait notre derniere nuit... et les incertitudes du retour, et les
distances enormes qui allaient nous separer, jetaient sur toutes choses
un voile d'indicible tristesse... A cet instant des adieux, Rarahu se
montrait sous un jour suave et delicieux; elle etait bien la petite
epouse de Loti; elle etait doucement touchante dans ses transports
d'amour et de larmes. Tout ce que l'affection pure et desolee, la
tendresse infinie, peuvent inspirer au coeur d'une petite fille
passionnee de quinze ans, elle le disait dans sa langue maorie, avec des
expressions sauvages et des images etranges.





XLV


Les premieres lueurs indecises du jour vinrent m'eveiller apres quelques
moments de sommeil.

Dans cette confusion, dans cette angoisse inexpliquee, qui est
particuliere au reveil, je retrouvai melees ces idees: le depart,
quitter l'ile delicieuse, abandonner pour toujours ma case sous les
grands arbres, et ma pauvre petite amie sauvage,--et puis, Taimaha et
ses fils,--ces nouveaux personnages a peine  entrevus la nuit, et qui
venaient encore, a la derniere heure, m'attacher a ce pays par des liens
nouveaux...

La triste lueur blanche du matin filtrait par mes fenetres ouvertes...
Je contemplai un instant Rarahu endormie, et puis je l'eveillai en
l'embrassant:

--... Ah! oui, Loti, dit-elle... c'est le jour, tu me reveilles, et il
faut partir.

Rarahu fit sa toilette en pleurant; elle passa sa plus belle tunique;
elle mit sur sa tete sa couronne fanee et son _tiare_ de la veille, en
faisant le serment que jusqu'a mon retour elle n'en aurait pas d'autres.

J'entr'ouvris la porte du jardin; je jetai un coup d'oeil d'adieu a nos
arbres, a nos fouillis de plantes; j'arrachai une branche de mimosas,
une touffe de pervenches roses,--et le chat nous suivit en miaulant,
comme jadis il nous suivait au ruisseau d'Apire...

Au jour naissant, ma petite epouse sauvage et moi, en nous donnant la
main, nous descendimes tristement a la plage, pour la derniere fois.

La, il y avait deja assistance nombreuse et silencieuse; toutes les
filles de la reine, toutes les jeunes femmes de Papeete, auxquelles le
_Rendeer_ enlevait des amis ou des amants, etaient assises a terre;
quelques-unes pleuraient; les autres, immobiles, nous regardaient venir.

Rarahu s'assit au milieu d'elles sans verser une larme,--et le dernier
canot du _Rendeer_ m'emporta a bord...


Vers huit heures, le _Rendeer_ leva l'ancre au son du fifre.

Alors je vis Taimaha, qui, elle aussi, descendait a la plage pour me
voir partir, comme, douze ans auparavant, elle etait venue, a dix-sept
ans, voir partir Roueri qui ne revint plus.

Elle apercut Rarahu et s'assit pres d'elle.

C'etait une belle matinee d'Oceanie, tiede et tranquille; il n'y avait
pas un souffle dans l'atmosphere; cependant des nuages lourds
s'amoncelaient tout en haut dans les montagnes; ils formaient un grand
dome d'obscurite, au-dessous duquel le soleil du matin eclairait en
plein la plage d'Oceanie, les cocotiers verts et les jeunes femmes en
robes blanches.

L'heure du depart apportait son charme de tristesse a ce grand tableau
qui allait disparaitre.





XLVI


Quand le groupe des Tahitiennes ne fut plus qu'une masse confuse, la
case abandonnee de mon frere Roueri fut encore longtemps visible au bord
de la mer, et mes yeux resterent fixes sur ce point perdu dans les
arbres.

Les nuages qui couvraient les montagnes descendaient rapidement sur
Tahiti; ils s'abaisserent comme un rideau immense, sous lequel l'ile
entiere fut bientot enveloppee.--La pointe aigue du morne de Fataoua
parut encore dans une dechirure du ciel, et puis tout se perdit dans les
epaisses masses sombres; un grand vent alize se leva sur la mer, qui
devint verte et houleuse, et la pluie d'orage commenca a tomber.

Alors je descendis tout au fond du _Rendeer_, dans ma cabine obscure; je
me jetai sur ma couchette de marin, en me couvrant du pareo bleu,
dechire par les epines des bois, que Rarahu portait autrefois pour
vetement dans son district d'Apire... Et tout le jour, je restai la
etendu, a ce bruit monotone d'un navire qui roule et qui marche, a ce
bruit triste des lames qui venaient l'une apres l'autre battre la
muraille sourde du _Rendeer-... Tout le jour, plonge dans cette sorte de
meditation triste, qui n'est ni la veille ni le sommeil, et ou venaient
se confondre des tableaux d'Oceanie et des souvenirs lointains de mon
enfance.

Dans le demi-jour verdatre qui filtrait de la mer, a travers la lentille
epaisse de mon sabord, se dessinaient les objets singuliers epars dans
ma chambre,--les coiffures de chefs oceaniens, les images
embryonnaires du dieu des Maoris, les idoles grimacantes, les branches
de palmier, les branches de corail, les branches quelconques arrachees,
a la derniere heure, aux arbres de notre jardin, des couronnes fletries
et encore embaumees, de Rarahu ou d'Ariitea,--et le dernier bouquet de
pervenches roses, coupe a la porte de notre demeure.





XLVII


Un peu apres le coucher du soleil, je devais prendre le quart, et je
montai sur la passerelle. Le grand air vif, la brise qui me fouettait le
visage, me ramenerent aux notions precises de la vie reelle, au
sentiment complet du depart.

Celui que je remplacais pour le service de nuit, c'etait John B..., mon
cher frere John, dont l'affection douce et profonde etait depuis
longtemps mon grand recours dans les douleurs de la vie:

--Deux terres en vue, Harry, me dit John, en me _rendant le quart_;
elles sont la-bas derriere nous; et je n'ai pas besoin de te les nommer,
tu les connais...

Deux silhouettes lointaines, deux nuages a peine visibles a l'horizon:
l'ile de Tahiti, et l'ile de Moorea...


John resta pres de moi jusqu'a une heure avancee de la soiree; je lui
contai ma soiree de la veille, il savait seulement que j'avais fait la
nuit une longue course, que je lui cachais quelque chose de triste et
d'inattendu. J'avais perdu l'habitude des larmes, mais depuis la veille
j'avais besoin de pleurer; dans l'obscurite du banc de quart, personne
ne le vit que mon frere John: aupres de lui je pleurai la comme un
enfant.

La mer etait grosse, et le vent nous poussait rudement dans la nuit
noire. C'etait comme un reveil, un retour au dur metier des marins,
apres une annee d'un reve enervant et delicieux, dans l'ile la plus
voluptueuse de la terre...


...Deux silhouettes lointaines, deux nuages a peine visibles a
l'horizon: l'ile de Tahiti et l'ile de Moorea...

L'ile de Tahiti, ou Rarahu veille a cette heure en pleurant dans ma case
deserte,--dans ma chere petite case que battent la pluie et le vent de
la nuit,--et l'ile de Moorea qu'habite Taamari, l'enfant qui a "le
front et les yeux de mon frere..."

Cet enfant qui est le fils aine de la famille, qui ressemble a mon frere
Georges, quelque chose etrange! c'est un petit sauvage, il s'appelle
Taamari; le foyer de la patrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille
mere ne le verra jamais. Pourtant cette pensee me cause une tristesse
douce, presque une impression consolante. Au moins, tout ce qui etait
Georges n'est pas fini, n'est pas mort avec lui...

Moi aussi, qui serai bientot peut-etre fauche par la mort dans quelque
pays lointain, jete dans le neant ou l'eternite, moi aussi, j'aimerais
revivre a Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-meme, qui
serait mon sang mele a celui de Rarahu; je trouverais une joie etrange
dans l'existence de ce lien supreme et mysterieux entre elle et moi,
dans l'existence d'un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une
meme creature...

Je ne croyais pas tant l'aimer, la pauvre petite. Je lui suis attache
d'une maniere irresistible et pour toujours; c'est maintenant surtout
que j'en ai conscience. Mon Dieu, que j'aimais ce pays d'Oceanie!  J'ai
deux patries maintenant, bien eloignees l'une de l'autre, il est vrai;-
-mais je reviendrai dans celle-ci que je viens de quitter, et peut-etre
y finirai-je ma vie...





TROSIEME PARTIE


I


Vingt jours plus tard, le _Rendeer_ fit a Honolulu, capitale des iles
Sandwich, une relache fort gaie qui dura deux mois.

La, c'etait la race maorie arrivee deja a un degre de civilisation
relative plus avance qu'a Tahiti.

Toute une cour tres luxueuse; un roi lepreux et dore; des fetes a
l'europeenne, des ministres et des generaux empanaches et legerement
grotesques; tout un personnel drole, repoussoir multiple sur lequel se
detachait la figure gracieuse de la reine Emma. Des dames de la suite
tres elegantes et parees. Des jeunes filles du meme sang que Rarahu
transformees en _misses_; des jeunes filles qui avaient son type, son
air un peu sauvage et ses grands cheveux,--mais qui faisaient venir de
France, par la voie des paquebots du Japon, leurs gants a plusieurs
boutons et leurs toilettes parisiennes.

Honolulu, une grande ville avec des tramways, un bizarre melange de
population; des Hawaiens tatoues dans les rues, des commercants
americains et des marchands chinois.

Un beau pays, une belle nature; une belle vegetation, rappelant de loin
celle de Tahiti, mais moins fraiche et moins puissante pourtant que
celle de l'ile aux vallees profondes et aux grandes fougeres.

Encore la langue maorie, ou plutot un idiome dur, issu de la meme
origine; quelques mots cependant etaient les memes, et les indigenes me
comprenaient encore. Je me sentis la moins loin de l'ile cherie, que
plus tard, lorsque je fus sur la cote d'Amerique.





II


A San-Francisco de Californie, notre seconde relache, ou nous arrivames
apres un mois de traversee, je trouvai cette premiere lettre de Rarahu
qui m'attendait. (Elle avait ete remise au consulat d'Angleterre par un
batiment americain charge de nacre, qui avait quitte Tahiti quelques
jours apres notre depart.)

A Loti, homme porte-aiguillettes de l'amiral anglais du navire a vapeur
_Rendeer_.

O mon cher petit ami! O ma fleur parfumee du soir! mon mal est grand
dans mon coeur de ne plus te voir...

O mon etoile du matin! mes yeux se fondent dans les pleurs de ce que tu
ne reviens plus!...

. . . . . . . . . . .

Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chretienne.

Ta petite amie,

RARAHU.

Je repondis a Rarahu par une longue lettre, ecrite dans un tahitien
correct et classique,--qu'un batiment baleinier fut charge de lui
faire parvenir, par l'intermediaire de la reine Pomare.

Je lui donnais l'assurance de mon retour pour les derniers mois de
l'annee, et la priais d'en informer Taimaha, en lui rappelant les
serments.





III

HORS-D'OEUVRE CHINOIS


Un souvenir saugrenu, qui n'a rien de commun avec ce qui precede, encore
moins avec ce qui va suivre,--qui n'a avec cette histoire qu'un simple
lien chronologique, un rapport de dates:


La scene se passait a minuit,--en mai 1873,--dans un theatre du
quartier chinois de San-Francisco de Californie.

Vetus de costumes de circonstance, William et moi, nous avions gravement
pris place au parterre. Acteurs, spectateurs, machinistes,--tout le
monde etait chinois, excepte nous.

On etait a un moment pathetique d'un grand drame lyrique que nous ne
comprenions point. Les dames des galeries cachaient derriere leurs
eventails leurs tout petits yeux retrousses en amande, et minaudaient
sous le coup de leur emotion comme des figurines de potiches. Les
artistes, revetus de costumes de l'epoque des dynasties eteintes,
poussaient des hurlements surprenants, inimaginables, avec des voix de
chats de gouttieres;--l'orchestre, compose de gongs et de guitares,
faisait entendre des sons extravagants, des accords inouis.

Effet de nuit. Les lumieres etaient baissees.--Devant nous, le public
du parterre,--un alignement de tetes rasees, ornees d'impayables
queues que terminaient des tresses de soie.

Il nous vint une idee satanique,--dont l'execution rapide fut
favorisee par la disposition des sieges, l'obscurite, la tension des
esprits: attacher les queues deux a deux, et deguerpir...

O Confucius!...





IV


... La Californie, Quadra et Vancouver, l'Amerique russe... Six mois
d'expeditions et d'aventures qui ne tiennent en rien a cette histoire.

Dans ces pays, on se sentait plus pres de l'Europe et deja bien loin de
l'Oceanie.

Tout ce passe tahitien semblait un reve, un reve aupres duquel la
realite presente n'interessait plus.

En septembre il fut fortement question de rentrer en Europe par
l'Australie et le Japon; "l'amiral a cheveux blancs" voulait traverser
l'ocean Pacifique dans l'hemisphere nord, en laissant a d'effroyables
distances dans le sud _l'ile delicieuse_.

Je ne pouvais rien contre ce projet, qui me mettait l'angoisse au
coeur... Rarahu avait du m'ecrire plusieurs lettres, mais la vie errante
que nous menions sur les cotes d'Amerique les empechait de me parvenir,
et je ne recevais plus rien d'elle...





V


... Dix mois ont passe.

Le _Rendeer_, parti le 1er novembre de San-Francisco, se dirige a toute
vitesse vers le sud. Il s'est engage depuis deux jours dans cette zone
qui separe les regions temperees des regions chaudes, et qui s'appelle:
_zone des calmes tropicaux_.

Hier, c'etait un calme morne, avec un ciel gris qui rappelait encore les
regions temperees; l'air etait froid, un rideau de nuages immobiles et
tout d'une piece nous voilait le soleil.

Ce matin nous avons passe le tropique, et la mise en scene a brusquement
change; c'est bien ce ciel etonnamment pur, cet air vif, tiede,
delicieux, de la region des alizes, et cette mer si bleue, asile des
poissons volants et des dorades.

Les plans sont changes, nous revenons en Europe par le sud de
l'Amerique, le cap Horn et l'ocean Atlantique; Tahiti est sur notre
route dans le Pacifique, et l'amiral a decide qu'il s'y arreterait en
passant. Ce sera peu, rien qu'une relache de quelques jours, quand
apres, tout sera fini pour jamais; mais quel bonheur d'arriver, surtout
apres avoir craint de ne pas revenir!...

... J'etais accoude sur les bastingages, regardant la mer. Le vieux
docteur du _Rendeer_ s'approcha de moi, en me frappant doucement sur
l'epaule:

--Eh bien, Loti, dit-il, je sais bien a quoi vous revez: nous y serons
bientot, dans votre ile, et meme nous allons si vite que ce sont, je
pense, vos amies tahitiennes qui nous tirent a elles...!

--Il est incontestable, docteur, repondis-je, que si elles s'y
mettaient toutes...





VI


26 novembre 1873.


En mer.--Nous avons passe hier par un grand vent au milieu des iles
Pomotous.

La brise tropicale souffle avec force, le ciel est nuageux.

A midi, la terre (Tahiti) par babord devant.

C'est John qui l'a vue le premier; une forme indecise au milieu des
nuages: la pointe de Faaa.

Quelques minutes plus tard, les pics de Moorea se dessinent par tribord,
au-dessus d'une panne transparente.

Les poissons volants se levent par centaines.

_L'ile delicieuse_ est la tout pres... Impression singuliere, qui ne
peut se traduire...

Cependant la brise apporte deja les parfums tahitiens, des bouffees
d'orangers et de gardenias en fleurs.

Une masse enorme de nuages pese sur toute l'ile. On commence a
distinguer sous ce rideau sombre la verdure et les cocotiers. Les
montagnes defilent rapidement: Papenoo, le grand morne de Mahena,
Fataoua, et puis la pointe Venus, Fare-Ute, et la baie de Papeete.

J'avais peur d'une desillusion, mais l'aspect de Papeete est enchanteur.
Toute cette verdure doree fait de loin un effet magique au soleil du
soir.

Il est sept heures quand nous arrivons au mouillage: personne sur la
plage, a nous regarder arriver. Quand je mets pied a terre il fait
nuit...

On est comme enivre de ce parfum tahitien qui se condense le soir sous
le feuillage epais... Cette ombre est enchanteresse. C'est un bonheur
etrange de se retrouver dans ce pays...

... Je prends l'avenue qui mene au palais. Ce soir elle est deserte. Les
bouaros l'ont jonchee de leurs grandes fleurs jaune pale et de leurs
feuilles mortes. Il fait sous ces arbres une obscurite profonde. Une
tristesse inquiete, sans cause connue, me penetre peu a peu au milieu de
ce silence inattendu; on dirait que ce pays est mort...

J'approche de l'habitation de Pomare... Les filles de la reine sont la,
assises et silencieuses. Quel caprice bizarre a retenu la ces creatures
indolentes, qui en d'autres temps fussent venues joyeusement au-devant
de nous... Cependant elles se sont parees; elles ont mis de longues
tuniques blanches, et des fleurs dans leurs cheveux; elles attendent.

Une jeune femme qui se tient debout a l'ecart, une forme plus svelte que
les autres, attire mon regard, et instinctivement je me dirige vers
elle.

--_Aue! Loti!_... dit-elle en me serrant de toutes ses forces dans ses
bras...

Et je rencontre dans l'obscurite les joues douces et les levres fraiches
de Rarahu...





VII


Rarahu et moi, nous passames la soiree a errer sans but dans les avenues
de Papeete ou dans les jardins de la reine; tantot nous marchions au
hasard dans les allees qui se presentaient a nous; tantot nous nous
etendions sur l'herbe odorante, dans les fouillis epais des plantes...
Il est de ces heures d'ivresse qui passent et qu'on se rappelle ensuite
toute une vie;--ivresses du coeur, ivresses des sens sur lesquelles la
nature d'Oceanie jetait son charme indefinissable, et son etrange
prestige.

Et pourtant nous etions tristes, tous deux, au milieu de ce bonheur de
nous revoir; tous deux nous sentions que c'etait la fin, que bientot nos
destinees seraient separees pour jamais...

Rarahu avait change; dans l'obscurite, je la sentais plus frele, et la
petite toux si redoutee sortait souvent de sa poitrine. Le lendemain, au
jour, je vis sa figure plus pale et plus accentuee; elle avait pres de
seize ans; elle etait toujours adorablement jeune et enfant; seulement
elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu'en Europe on est
convenu d'appeler _distinction_, elle avait dans sa petite physionomie
sauvage une distinction fine et supreme. Il semblait que son visage eut
pris ce charme ultra-terrestre de ceux qui vont mourir...

Par une fantaisie bien inattendue, elle s'etait fait admettre au nombre
des suivantes du palais; elle avait precisement demande d'etre au
service d'Ariitea, a laquelle elle appartenait en ce moment, et qui
s'etait prise a beaucoup l'aimer. Dans ce milieu, elle avait puise
certaines notions de la vie des femmes europeennes; elle avait appris,
surtout a mon intention, l'anglais qu'elle commencait presque a savoir;
elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin et naif; sa
voix semblait plus douce encore dans ces mots inusites, dont elle ne
pouvait pas prononcer les syllabes dures.

C'etait bizarre d'entendre ces phrases de la langue anglaise sortir de
la bouche de Rarahu; je l'ecoutais avec etonnement, il semblait que ce
fut une autre femme...

Nous passames tous deux, en nous donnant la main comme autrefois, dans
la grande rue qui jadis etait pleine de mouvement et d'animation.

Mais, ce soir, plus de chants, plus de couronnes etalees sous les
verandas. La meme tout etait desert. Je ne sais quel vent de tristesse,
depuis notre depart, avait souffle sur Tahiti...


C'etait jour de reception chez le gouverneur francais; nous nous
approchames de sa demeure. Par les fenetres ouvertes, on plongeait dans
les salons eclaires; il y avait la tous mes camarades du _Rendeer_, et
toutes les femmes de la cour; la reine Pomare, la reine Moe, et la
princesse Ariitea. On se demanda plus d'une fois sans doute: "Ou donc
est Harry Grant?..." Et Ariitea put repondre avec son sourire
tranquille:

--Il est certainement avec Rarahu, qui est maintenant ma suivante pour
rire, et qui l'attendait depuis le coucher du soleil devant le jardin de
la reine.

Le fait est que Loti etait avec Rarahu, et que pour l'instant le reste
n'existait plus pour lui...


Une petite creature qu'on tenait sur les genoux dans le coin le plus
tranquille du salon, m'avait seule apercu et reconnu; sa voix d'enfant,
deja bien affaiblie et presque mourante, cria:

--_Ia ora na, Loti!_ (Je te salue, Loti!)

C'etait la petite princesse Pomare V, la fille adoree de la vieille
reine.

J'embrassai par la fenetre sa petite main qu'elle me tendait, et
l'incident passa inapercu du public...

Nous continuames a errer tous deux; nous n'avions plus de gite ou nous
retirer ensemble; Rarahu etait influencee comme moi par la tristesse des
choses, le silence et la nuit.

A minuit elle voulut rentrer au palais, pour faire son service aupres de
la reine et d'Ariitea. Nous ouvrimes sans bruit la barriere du jardin et
nous avancames avec precaution pour examiner les lieux. C'est qu'il
fallait eviter les regards du vieil Ariifaite, le mari de la reine, qui
rode souvent le soir sous les verandas de ses domaines.

Le palais s'elevait isole, au fond du vaste enclos; sa masse blanche se
dessinait clairement a la faible clarte des etoiles; on n'entendait
nulle part aucun bruit. Au milieu de ce silence, le palais de Pomare
prenait ce meme aspect qu'il avait autrefois, quand je le voyais dans
mes reves d'enfance. Tout etait endormi a l'entour; Rarahu, rassuree,
monta par le grand perron, en me disant adieu.

Je descendis a la plage, prendre mon canot pour rentrer a bord; tout ce
pays me semblait ce soir-la d'une tristesse desolee.

Pourtant c'etait une belle nuit tahitienne, et les etoiles australes
resplendissaient...





VIII


Le lendemain Rarahu quitta le service d'Ariitea qui ne s'y opposa point.

Notre case sous les grands cocotiers, qui etait restee deserte en mon
absence, se rouvrit pour nous. Le jardin etait plus fouillis que jamais,
et tout envahi par les herbes folles et les goyaviers; les pervenches
roses avaient pousse et fleuri jusque dans notre chambre... Nous
reprimes possession du logis abandonne avec une joie triste. Rarahu y
rapporta son vieux chat fidele, qui etait demeure son meilleur ami et
qui s'y retrouva en pays connu.... Et tout fut encore comme aux anciens
jours...





IX


Les oiseaux commandes par la petite princesse m'avaient donne la plus
grande peine en route, la plus grande peine que des oiseaux puissent
donner.--Une vingtaine survivaient, sur trente qu'ils avaient ete
d'abord, encore se trouvaient-ils tres fatigues de leur traversee,--
une vingtaine de petits etres depeignes, gluants, piteux, qui avaient
ete autrefois des pinsons, des linottes et des chardonnerets.--
Cependant ils furent agrees par l'enfant malade, dont les grands yeux
noirs s'eclairerent a leur vue d'une joie tres vive.

--_Mea maitai!_ (C'est bien, dit-elle, c'est bien, Loti!)

Les oiseaux avaient conserve un de leurs plus grands charmes;--
deplumes, souffreteux, ils chantaient tout de meme,--et la petite
reine les ecoutait avec ravissement.





X

Papeete, 28 novembre 1873.


A sept heures du matin,--heure delicieuse entre toutes dans les pays
du soleil,--j'attendais, dans le jardin de la reine, Taimaha, a qui
j'avais fait donner rendez-vous.

De l'avis meme de Rarahu, Taimaha etait une incomprehensible creature
qu'elle avait a peine pu voir depuis mon depart et qui ne lui avait
jamais donne que des reponses vagues ou incoherentes au sujet des
enfants de Roueri.

A l'heure dite, Taimaha parut en souriant, et vint s'asseoir pres de
moi. Pour la premiere fois je voyais en plein jour cette femme qui,
l'annee precedente, m'etait apparue d'une maniere a moitie fantastique,
la nuit, et a l'instant du depart.

--Me voici, Loti, dit-elle,--en allant au-devant de mes premieres
questions,--mais mon fils Taamari n'est pas avec moi; deux fois
j'avais charge le chef de son district de l'amener ici; mais il a peur
de la mer, et il a refuse de venir. Atario, lui, n'est plus a Tahiti; la
vieille Huahara l'a fait partir pour l'ile de Raiatea, ou une de ses
soeurs desirait un fils.

Je me heurtais encore contre l'impossible,--contre l'inertie et les
inexplicables bizarreries du caractere maori.

Taimaha souriait.--Je sentais qu'aucun reproche, aucune supplication
ne la toucheraient plus. Je savais que ni prieres, ni menaces, ni
intervention de la reine ne pourraient obtenir que dans des delais si
courts on me fit venir de si loin cet enfant que je voulais connaitre.
Et je ne pouvais prendre mon parti de m'eloigner pour toujours sans
l'avoir vu.

--Taimaha, dis-je apres un moment de reflexion silencieuse, nous allons
partir ensemble pour l'ile de Moorea. Tu ne peux pas refuser au frere de
Roueri de l'accompagner dans son voyage chez ta vieille mere, pour lui
montrer ton fils.

Et pourtant j'etais bien avare de ces quelques jours derniers passes a
Papeete, bien jaloux de ces dernieres heures d'amour et d'etrange
bonheur...





XI


Papeete, 29 novembre.

Encore le chant rapide, et le bruit et la frenesie de la _upa-upa_;
encore la foule des Tahitiennes devant le palais de Pomare; une derniere
grande fete au clair des etoiles comme autrefois.

Assis sous la veranda de la reine, je tenais dans ma main la main
amaigrie de Rarahu, qui portait dans ses cheveux une profusion inusitee
de fleurs et de feuillage. Pres de nous etait assise Taimaha, qui nous
contait sa vie d'autrefois, sa vie avec Roueri. Elle avait ses heures de
souvenir et de douce sensibilite; elle avait verse des larmes vraies, en
reconnaissant certain pareo bleu,--pauvre relique du passe que mon
frere avait jadis rapportee au foyer, et que moi j'avais trouve plaisir
a ramener en Oceanie.

Notre voyage a Moorea etait decide en principe; il n'y avait plus que
les difficultes materielles qui en retardaient l'execution.





XII


1er decembre 1873.

Le depart pour Moorea s'organisa de grand matin sur la plage.

Le chef Tatari, qui rejoignait son ile, donnait passage a Taimaha et a
moi sur la recommandation de la reine.--Il emmenait aussi deux jeunes
hommes de son district, et deux petites filles qui tenaient des chats en
laisse. Ce fut en face meme de la case abandonnee de Roueri que nous
vinmes nous embarquer; le hasard avait amene ce rapprochement.

Ce n'etait pas sans grand'peine que ce voyage avait pu s'arranger,
l'amiral ne comprenait point quelle nouvelle fantaisie me prenait
d'aller courir dans cette ile de Moorea, et, en raison du peu de temps
que le _Rendeer_ devait passer a Papeete, il m'avait pendant deux jours
refuse l'autorisation de partir. De plus, les vents regnants rendaient
les communications difficiles entre les deux pays, et la date de mon
retour a Tahiti restait problematique.


On mettait a l'eau la baleiniere de Tatari; les passagers apportaient
leur leger bagage et prenaient gaiment conge de leurs amis; nous allions
partir.

A la derniere minute, Taimaha, changeant brusquement d'idee, refusa de
me suivre; elle alla s'appuyer contre la case de Roueri, et, cachant sa
tete dans ses mains, elle se mit a pleurer.

Ni mes prieres, ni les conseils de Tatari ne purent rien contre la
decision inattendue de cette femme, et force nous fut de nous eloigner
sans elle.





XIII


La traversee dura pres de quatre heures; au large, le vent etait fort et
la mer grosse, la baleiniere se remplit d'eau.

Les deux chats passagers, fatigues de crier, s'etaient couches tout
mouilles aupres des deux petites filles, qui ne donnaient plus signe de
vie.

Tout trempes, nous abordames loin du point que nous voulions atteindre,
dans une baie voisine du district de Papetoai,--pays sauvage et
enchanteur, ou nous tirames la baleiniere au sec sur le corail.


Il y avait tres loin, de ce lieu au district de Mataveri qu'habitaient
les parents de Taimaha et le fils de mon frere.

Le chef Tauiro me donna pour guide son fils Tatari, et nous partimes
tous deux par un sentier a peine visible, sous une voute admirable de
palmiers et de pandanus.


De loin en loin nous traversions des villages batis sous bois, ou les
indigenes assis a l'ombre, immobiles et reveurs comme toujours, nous
regardaient passer.--Des jeunes filles se detachaient des groupes, et
venaient en riant nous offrir des cocos ouverts et de l'eau fraiche.

A mi-chemin, nous fimes halte chez le vieux chef Tairapa, du district de
Teharosa. C'etait un grave vieillard a cheveux blancs, qui vint au-
devant de nous appuye sur l'epaule d'une petite fille delicieusement
jolie.

Jadis il avait vu l'Europe et la cour du roi Louis-Philippe. Il nous
conta ses impressions d'alors et ses etonnements; on eut cru entendre le
vieux Chactas contant aux Natchez sa visite au Roi-Soleil.





XIV


Vers trois heures de l'apres-midi, je fis mes adieux au chef Tairapa, et
continuai ma route.

Nous marchames encore une heure environ, dans des sentiers sablonneux,
sur des terrains que Tatari me dit appartenir a la reine Pomare.

Puis nous arrivames a une baie admirable, ou des milliers de cocotiers
balancaient leur tete au vent de la mer.

On se sentait sous ces grands arbres aussi ecrases, aussi infime, qu'un
insecte microscopique circulant sous de grands roseaux.--Toutes ces
hautes tiges greles etaient, comme le sol, d'une monotone couleur de
cendre; et, de loin en loin, un pandanus ou un laurier-rose charge de
fleurs jetait une nuance eclatante sous cette immense colonnade grise.-
-La terre nue etait semee de debris de madrepores, de palmes
dessechees, de feuilles mortes.--La mer, d'un bleu fonce, deferlait
sur une plage de coraux brises d'une blancheur de neige; a l'horizon
apparaissait Tahiti, a demi perdu dans la vapeur, baigne dans la grande
lumiere tropicale.

Le vent sifflait tristement la-dessous, comme parmi des tuyaux d'orgues
gigantesques; ma tete s'emplissait de pensees sombres, d'impressions
etranges,--et ces souvenirs de mon frere, que j'etais venu la
invoquer, revivaient comme ceux de mon enfance, a travers la nuit du
passe...





XV


--Voici, dit Tatari, les personnes de la famille de Taimaha; l'enfant
que tu cherches doit etre la, ainsi que sa vieille grand'mere Hapoto.

Nous apercevions en effet devant nous un groupe d'indigenes assis a
l'ombre; c'etaient des enfants et des femmes dont les silhouettes
obscures se profilaient sur la mer etincelante.

Mon coeur battait fort en approchant d'eux, a la pensee que j'allais
voir cet enfant inconnu, deja aime,-pauvre petit sauvage, lie a moi-
meme par les puissants liens du sang.

--Celui-ci est Loti, le frere de Roueri,--celle-ci est Hapoto, la
mere de Taimaha, dit Tatari en me montrant une vieille femme qui me
tendit sa main tatouee.

--Et voici Taamari, continua-t-il, en designant un enfant qui etait
assis a mes pieds.

J'avais pris dans mes bras avec amour cet enfant de mon frere;--je le
regardais, cherchant a reconnaitre en lui les traits deja lointains de
Roueri. C'etait un delicieux enfant, mais je retrouvais dans sa figure
ronde les traits seuls de sa mere, le regard noir et veloute de Taimaha.

Il me semblait bien jeune aussi: dans ce pays, ou les hommes et les
plantes poussent si vite, j'attendais un grand garcon de treize ans, au
regard profond comme celui de Georges, et pour la premiere fois un doute
amerement triste me traversa l'esprit...





XVI


Verifier l'epoque de la naissance de Taamari etait chose difficile,--
et j'interrogeai inutilement les femmes. La-bas ou les saisons passent
inapercues, dans un eternel ete, la notion des dates est incomplete,--
et les annees se comptent a peine.


--Cependant, dit Hapoto, on avait remis au chef des ecrits qui etaient
comme les actes de naissance de tous les enfants de la famille,--et
ces papiers etaient conserves dans le _farehau_ du district.

Une jeune fille, a ma priere, partit pour les chercher, au village de
Tehapeu, en demandant deux heures pour aller et revenir.


Ce site ou nous etions avait quelque chose de magnifique et de terrible;
rien dans les pays d'Europe ne peut faire concevoir l'idee de ces
paysages de la Polynesie; ces splendeurs et cette tristesse ont ete
creees pour d'autres imaginations que les notres.

Derriere nous, les grands pics s'elancaient dans le ciel clair et
profond. Dans toute l'etendue de cette baie, deployee en cercle immense,
les cocotiers s'agitaient sur leurs grandes tiges; la puissante lumiere
tropicale etincelait partout.--Le vent du large soufflait avec
violence, les feuilles mortes voltigeaient en tourbillons; la mer et le
corail faisaient grand bruit...


J'examinai ces gens qui m'entouraient; ils me semblaient differents de
ceux de Tahiti; leurs figures graves avaient une expression plus
sauvage.

L'esprit s'endort avec l'habitude des voyages; on se fait a tout,--aux
sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extra-
ordinaires. A certaines heures pourtant, quand l'esprit s'eveille et se
retrouve lui-meme, on est frappe tout a coup de l'etrangete de ce qui
vous entoure.

Je regardais ces indigenes comme des inconnus,--penetre pour la
premiere fois des differences radicales de nos races, de nos idees et de
nos impressions; bien que je fusse vetu comme eux, et que je comprisse
leur langage, j'etais isole au milieu d'eux tous, autant que dans l'ile
du monde la plus deserte.

Je sentais lourdement l'effroyable distance qui me separait de ce petit
coin de la terre qui  est le mien, l'immensite de la mer, et ma profonde
solitude...

Je regardai Taamari et l'appelai pres de moi: il appuya familierement
sur mes genoux sa petite tete brune. Et je pensai a mon frere Georges
qui dormait a cette heure, du sommeil eternel, couche dans les
profondeurs de la mer, la-bas, sur la cote lointaine du Bengale.--Cet
enfant etait son fils, et une famille issue de notre sang se
perpetuerait dans ces iles perdues...

--Loti, dit en se levant la vieille Hapoto, viens te reposer dans ma
case, qui est a cinq cents pas d'ici sur l'autre plage. Tu y trouveras
de quoi manger et dormir; tu y verras mon fils Teharo, et vous
conviendrez ensemble des moyens de retourner a Tahiti, avec cet enfant
que tu veux emmener.





XVII


La case de la vieille Hapoto etait a quelques pas de la mer; c'etait la
classique case maorie, avec les vieux paves de galets noirs, la muraille
a jours, et le toit de pandanus, repaire des scorpions et des cents-
pieds.--Des pieces de bois massives soutenaient de grands lits d'une
forme antique, dont les rideaux etaient faits de l'ecorce distendue et
assouplie du murier a papier.--Une table grossiere composait, avec ces
lits primitifs, tout l'ameublement du logis; mais sur cette table etait
posee une Bible tahitienne, qui venait rappeler au visiteur que la
religion du Christ etait en honneur dans cette chaumiere perdue.


Teharo, le frere de Taimaha, etait un homme de vingt-cinq ans, a la
figure intelligente et douce; il avait conserve de mon frere un souvenir
mele de respect et d'affection, et me recut avec joie.

Il avait a sa disposition la baleiniere du chef du district, et nous
convinmes de repartir pour Tahiti des que le vent et l'etat de la mer
nous le permettraient.

J'avais dit que j'etais habitue a la nourriture indigene, et que je me
contenterais comme le reste de la famille des fruits de l'arbre-a-pain.
Mais la vieille Hapoto avait ordonne de grands preparatifs pour mon
repas du soir, qui devait etre un festin. On poursuivit plusieurs poules
pour les etrangler, et on alluma sur l'herbe un grand feu, destine a
cuire pour moi le _feii_ et les fruits de l'arbre-a-pain.





XVIII


Cependant le temps s'ecoulait lentement. Il fallait plus d'une heure
encore avant que la jeune fille qui etait allee chercher les actes de
naissance des enfants de Taimaha put revenir.

En l'attendant, je fis au bord de la mer, avec mes nouveaux amis, une
promenade qui m'a laisse un souvenir fantastique comme celui d'un reve.

Depuis cet endroit jusqu'au district d'Afareahitu vers lequel nous nous
dirigions, le pays n'est plus qu'une etroite bande de terrain, longue et
sinueuse, resserree entre la mer et les mornes a pic,--au flanc
desquels sont accrochees d'impenetrables forets.

Autour de moi, tout semblait de plus en plus s'assombrir. Le soir,
l'isolement, la tristesse inquiete qui me penetrait, pretaient a ces
paysages quelque chose de desole.

C'etaient toujours des cocotiers, des lauriers-roses en fleurs et des
pandanus, tout cela etonnamment haut et frele, et courbe par le vent.
Les longues tiges des palmiers, penchees en tous sens, portaient ca et
la des touffes de lichen qui pendaient comme des chevelures grises.--
Et puis, sous nos pieds, toujours cette meme terre nue et cendree,
criblee de trous de crabes.

Le sentier que nous suivions semblait abandonne: les crabes bleus
avaient tout envahi; ils fuyaient devant nous, avec ce bruit particulier
qu'ils font le soir.--La montagne etait deja pleine d'ombres.

Le grand Teharo marchait pres de moi, reveur et silencieux comme un
Maori, et je tenais par la main l'enfant de mon frere.

De temps a autre, la voix douce de Taamari s'elevait au milieu de tous
les grands bruits monotones de la nature; ses questions d'enfant etaient
incoherentes et singulieres.--J'entendais cependant sans difficulte le
langage de ce petit etre, que bien des gens qui parlent a Tahiti le
_dialecte de la plage_ n'eussent pas compris; il parlait la vieille
langue maorie a peu pres pure.


Nous vimes poindre sur la mer une pirogue voilee, qui revenait
imprudemment de Tahiti; elle entra bientot dans les bassins interieurs
du recif, presque couchee sous ce grand vent alize.

Il en sortit quelques indigenes, deux jeunes filles qui se mirent a
courir toutes mouillees, jetant au vent triste la note inattendue de
leurs eclats de rire.

Il en sortit aussi un vieux Chinois en robe noire, qui s'arreta pour
caresser le petit Taamari, et tira de son sac des gateaux qu'il lui
donna.

Cette prevenance de ce vieux pour cet enfant, et son regard, me
donnerent une idee horrible...

Le jour baissait, les cocotiers s'agitaient au-dessus de nos tetes,
secouant sur nous leurs cent-pieds et leurs scorpions.--Il passait des
rafales qui courbaient ces grands arbres comme un champ de roseaux; les
feuilles mortes voltigeaient follement sur la terre nue...

Je fis cette reflexion naturelle, qu'il faudrait sans doute rester
plusieurs jours dans cette ile avant qu'il fut possible a une pirogue de
prendre la mer; cela arrive frequemment entre Tahiti et Moorea.--Le
depart du _Rendeer_ etait fixe aux premiers jours de la semaine
suivante; mon absence ne le retarderait pas d'une heure,--et les
derniers moments que j'aurais pu passer avec Rarahu,--les derniers de
la vie, s'envoleraient ainsi loin d'elle.


Quand nous revinmes, la nuit tombait tout a fait.--Je n'avais prevu
cette nuit, ni l'impression sinistre que me causait son approche.

Je commencais a sentir aussi l'engourdissement et la soif de la fievre;
--les impressions si vives de cette journee l'avaient determinee sans
doute, en meme temps qu'un grand exces de fatigue.

Nous nous assimes devant la case de la vieille Hapoto.

Il y avait la plusieurs jeunes filles couronnees de fleurs, qui etaient
venues des cases voisines pour voir le _paoupa_ (l'etranger)--car il
en vient rarement dans ce district.

--Tiens! dit l'une d'elles, en s'approchant de moi,--c'est toi, Mata-
reva!...

Depuis longtemps je n'avais pas entendu prononcer ce nom que Rarahu
m'avait donne jadis et contre lequel avait prevalu celui de Loti.

Elle avait appris ce nom dans le district d'Apire, au bord du ruisseau
de Fataoua, ou l'annee precedente elle m'avait vu.


La nature et toutes choses prenaient pour moi des aspects etranges et
imprevus, sous l'influence de la fievre et de la nuit.--On entendait
dans les bois de la montagne le son plaintif et monotone des flutes de
roseau.

A quelques pas de la, sous un toit de chaume soutenu par des pieux de
bourao, on faisait la cuisine a mon intention.--Le vent balayait
terriblement cette cuisine; des hommes nus, avec de grands cheveux
ebouriffes, etaient accroupis la, comme des gnomes, autour d'une epaisse
fumee.--Le mot "Toupapahou!", prononce pres de moi, resonnait
etrangement a mes oreilles...





XIX


Cependant la jeune fille qui avait ete envoyee chez le chef du district
arriva,--et je pus encore lire a cette derniere lueur du jour les
quelques phrases tahitiennes qui retablissaient la verite par des dates:

Ua fanau o Taamari i te Taimaha, Est ne le Taamari de la Taimaha, I te
mahana pae no Tiurai 1864... le jour cinq de juillet 1864... Ua fanau o
Atario i te Taimaha. Est ne le Atario de la Taimaha, I te mahana piti no
Aote 1865... le jour deux de aout 1865...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.

Un grand effondrement venait de se faire, un grand vide dans mon coeur,
--et je ne voulais pas voir, je ne voulais pas croire.--Chose
etrange, je m'etais attache a l'idee de cette famille tahitienne,--et
ce vide qui se faisait la me causait une douleur mysterieuse et
profonde; c'etait quelque chose comme si mon frere perdu eut ete plonge
plus avant et pour jamais dans le neant; tout ce qui etait lui
s'enfoncait dans la nuit, c'etait comme s'il fut mort une seconde fois.
--Et il semblait que ces iles fussent devenues subitement desertes,--
que tout le charme de l'Oceanie fut mort du meme coup, et que rien ne
m'attachat plus a ce pays.

--Es-tu bien sur, disait d'une voix tremblante la mere de Taimaha,--
pauvre vieille femme a moitie sauvage,--es-tu bien sur, Loti, des
choses que tu viens nous dire?...

Je leur affirmai a tous ce mensonge.--Taimaha avait fait ce que fait
plus d'une incomprehensible Tahitienne; apres le depart de Roueri, elle
avait pris un autre amant europeen; on ne voyage guere, entre le
district de Mataveri et Papeete; elle avait pu tromper sa mere, son
frere et ses soeurs, en leur cachant pendant deux ans le depart de celui
auquel ils l'avaient confiee,--apres quoi elle etait venue le pleurer
a Moorea.--Elle l'avait reellement pleure pourtant, et peut-etre
n'avait-elle aime que lui.

Le petit Taamari etait encore pres de moi, la tete appuyee sur mes
genoux.--La vieille Hapoto le tira rudement par le bras.--Elle se
cacha la figure dans ses mains ridees et couvertes de tatouages; un peu
apres, je l'entendis pleurer...





XX


Je restai la longtemps assis, tenant toujours en main les papiers du
chef, et cherchant a rassembler mes idees embrouillees par la fievre.

Je m'etais laisse abuser comme un enfant naif par la parole de cette
femme; je maudissais cette creature, qui m'avait pousse dans cette ile
desolee, tandis qu'a Tahiti Rarahu m'attendait, et que le temps
irreparable s'envolait pour nous deux.

Les jeunes filles etaient toujours la assises, avec leurs couronnes de
gardenias qui repandaient leur parfum du soir; tous etaient immobiles,
la tete tournee vers la foret, groupes, comme pour s'unir contre
l'obscurite envahissante, contre la solitude et le voisinage des bois.

Le vent gemissait plus fort, il faisait froid et il faisait nuit...





XXI


Je fis peu d'honneur au souper qui m'etait offert, et, Teharo m'ayant
abandonne son lit, je m'etendis sur les nattes blanches, essayant du
sommeil pour calmer ma tete troublee.

Lui, Teharo, s'engageait a veiller jusqu'au jour, afin que rien ne
retardat notre depart pour Tahiti, si, vers le matin, le vent venait a
s'apaiser.

La famille prit son repas du soir,--et tous s'etendirent
silencieusement sur leurs lits de chaume, roules comme des momies
d'Egypte dans leurs pareos sombres,--la nuque reposant a l'antique sur
des supports en bois de bambou.

La lampe d'huile de cocotier, tourmentee par le vent, ne tarda pas a
mourir, et l'obscurite devint profonde.





XXII


Alors commenca une nuit etrange, toute remplie de visions fantastiques
et d'epouvante.

Les draperies d'ecorce de murier voltigeaient autour de moi avec des
frolements d'ailes de chauves-souris, le terrible vent de la mer passait
sur ma tete. Je tremblais de froid sous mon pareo.--Je sentais toutes
les terreurs, toutes les angoisses des enfants abandonnes...

Ou trouver en francais des mots qui traduisent quelque chose de cette
nuit polynesienne, de ces bruits desoles de la nature,--de ces grands
bois sonores, de cette solitude dans l'immensite de cet ocean,--de ces
forets remplies de sifflements et de rumeurs etranges, peuplees de
fantomes;--les Toupapahous de la legende oceanienne, courant dans les
bois avec des cris lamentables,--des visages bleus,--des dents
aigues et de grandes chevelures...

Vers minuit, j'entendis au dehors un bruit distinct de voix humaines qui
me fit du bien; et puis une main prit doucement la mienne:

C'etait Teharo qui venait voir si j'avais encore la fievre.

Je lui dis que j'avais aussi le delire par instants, et d'etranges
visions,--et le priai de rester pres de moi. Ces choses sont
familieres aux Maoris, et ne les etonnent jamais.

Il garda ma main dans la sienne, et sa presence apporta du calme a mon
imagination.

Il arriva aussi que, la fievre suivant son cours, j'eus moins froid,--
et finis par m'endormir.





XXIII


A trois heures du matin, Teharo m'eveilla.--A ce moment je me crus la-
bas, a Brightbury, couche dans ma chambre d'enfant, sous le toit beni de
la vieille maison paternelle; je crus entendre les vieux tilleuls de la
cour remuer sous ma fenetre leurs branches moussues,--et le bruit
familier du ruisseau sous les peupliers...

Mais c'etaient les grandes palmes des cocotiers qui se froissaient au
dehors,--et la mer qui rendait sa plainte eternelle sur les recifs de
corail.

Teharo m'eveillait pour partir; le temps s'etait calme, et on appretait
la pirogue.

Quand je fus dehors, j'en eprouvai du bien; mais j'avais la fievre
encore, et la tete me tournait un peu.

Les Maoris allaient et venaient sur la plage, apportant dans l'obscurite
les mats, les voiles et les pagayes.

Je m'etendis, epuise, dans l'embarcation, et nous partimes.





XXIV


C'etait une nuit sans lune.--Cependant a la lueur diffuse des etoiles
on distinguait nettement les forets suspendues au-dessus de nos tetes,-
-et les tiges blanches des grands cocotiers penches.

Nous avions pris sous l'impulsion du vent une vitesse imprudente, au
moment de passer en pleine nuit la ceinture des recifs; les Maoris
exprimaient tout bas leur frayeur, de courir ainsi par mauvais temps
dans l'obscurite.

La pirogue, en effet, toucha plusieurs fois sur le corail. Les
redoutables rameaux blancs ecorcherent sa quille avec un bruit sourd,
mais ils se briserent, et nous passames.

Au large, la brise tomba;--subitement le calme se fit. Ballottes par
une houle enorme, dans une nuit profonde, nous n'avancions plus; il
fallut pagayer.

Cependant la fievre etait passee; j'avais pu me lever, et prendre en
main le gouvernail.--Je vis alors qu'une vieille femme etait etendue
au fond de la pirogue; c'etait Hapoto, qui nous avait suivis pour aller
parler a Taimaha.

Quand la mer se fut calmee comme le vent, le jour etait pres de
paraitre.

Nous apercumes bientot les premieres lueurs de l'aube;--et les hauts
pics de Moorea, qui deja s'eloignaient, prirent une legere teinte rose.

La vieille femme etendue a mes pieds etait immobile et semblait
evanouie; mais les Maoris respectaient ce sommeil voisin de la mort, que
lui avaient donne la fatigue et l'exces de la frayeur; ils parlaient bas
pour ne point la troubler.

Chacun de nous proceda sans bruit a sa toilette, en se plongeant dans
l'eau de la mer.--Apres quoi nous fimes des cigarettes de pandanus en
attendant le soleil.

Le lever du jour fut calme et splendide; tous les fantomes de la nuit
s'etaient envoles; je m'eveillais de ces reves sinistres avec une intime
sensation de bien-etre physique.

Et bientot, quand j'apercus Tahiti, Papeete, la case de la reine, celle
de mon frere, au beau soleil du matin;--Moorea, non plus sombre et
fantastique, mais baignee de lumiere, je vis combien j'aimais encore ce
pays, malgre ce vide qui venait de se faire pour moi, et ces liens du
sang qui n'existaient plus;--et je pris en courant le chemin de la
chere petite case ou Rarahu m'attendait...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.





XXV


... Le jour fixe par la petite princesse pour lacher dans la campagne
les oiseaux chanteurs etait arrive.

Nous etions cinq personnes qui devions proceder a cette importante
operation, et, une voiture partie de chez la reine nous ayant deposes a
l'entree des sentiers de Fataoua, nous nous enfoncames sous bois.

La petite Pomare qu'on nous avait confiee marchait tout doucement entre
Rarahu et moi qui, tous deux, lui donnions la main; deux suivantes
venaient par derriere, portant sur un baton la cage et ses precieux
habitants.

Ce fut dans un recoin delicieux du bois de Fataoua, loin de toute
habitation humaine, que l'enfant desira s'arreter.

C'etait le soir; le soleil deja tres bas ne penetrait plus guere sous
l'epais couvert de la foret; au-dessus de toute cette vegetation, il y
avait encore les grands mornes qui jetaient sur nous leurs ombres. Une
lumiere bleuatre, qui descendait d'en haut comme dans les caves, tombait
a terre sur un tapis de fougeres fines et exquises; sous les grands
arbres s'etalaient des citronniers tout blancs de fleurs.--On
entendait de loin dans l'air humide le bruit de la grande cascade;--
autrement, c'etait toujours ce silence des bois de la Polynesie,--
sombre pays enchante, auquel il semble qu'il manque la vie.

La petite-fille de Pomare, grave et serieuse, ouvrit elle-meme la porte
aux oiseaux,--et puis nous nous retirames tous pour ne point troubler
ce depart.

Mais les petites betes avaient l'air peu disposees a prendre la volee.
Celle qui la premiere passa la tete a la porte,--une grosse linotte
sans queue,--parut examiner attentivement les lieux, et puis elle
rentra, effrayee de ce silence et de cet air solennel,--pour dire aux
autres sans doute: "Vous vous trouverez mal dans ce pays; le Createur
n'y avait point mis d'oiseaux; ces ombrages ne sont pas faits pour
nous."

Il fallut les prendre tous a la main pour les decider a sortir, et quand
toute la bande fut dehors, sautillant de branche en branche d'un air
inquiet,--nous retournames sur nos pas.

Il faisait deja presque nuit. Nous les entendimes derriere nous jusqu'au
moment ou nous fumes hors des grands bois...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. .





XXVI


...Je ne puis exprimer l'effet etrange que me produisait Rarahu
lorsqu'elle me parlait anglais. Elle avait conscience de cette
impression, et n'employait ce langage que lorsqu'elle etait sure de ce
qu'elle allait dire, et desirait que j'en fusse particulierement frappe.
Sa voix avait alors une douceur indefinissable, un bizarre charme de
penetration et de tristesse; il y avait des mots, des phrases qu'elle
prononcait bien;--et alors il semblait que ce fut une jeune fille de
ma race et de mon sang; il semblait que tout a coup cela nous rapprochat
l'un de l'autre, d'une maniere mysterieuse et inattendue...

Elle voyait maintenant qu'il ne fallait plus songer a me garder aupres
d'elle, que ce projet d'autrefois etait abandonne comme un reve
d'enfant, que tout cela etait bien impossible et bien fini pour jamais.
Nos jours etaient comptes.--Tout au plus parlais-je de revenir, et
encore, elle n'y croyait pas. En mon absence, je ne sais ce qu'avait
fait la pauvre petite; on ne lui avait pas connu d'amants europeens,
c'etait tout ce que j'avais desire apprendre.--J'avais conserve au
moins sur son imagination une sorte de prestige que la separation ne
m'avait pas enleve, et qu'aucun autre que moi n'avait pu avoir; a mon
retour, tout l'amour que peut donner une petite fille passionnee de
seize ans, elle me l'avait prodigue sans mesure,--et pourtant, je le
voyais bien, en meme temps que nos derniers jours s'envolaient, Rarahu
s'eloignait de moi; elle souriait toujours de son meme sourire
tranquille, mais je sentais que son coeur se remplissait d'amertume, de
desenchantement, de sourde irritation, et de toutes les passions
effrenees des enfants sauvages.

Je l'aimais bien, mon Dieu, pourtant!

Quelle angoisse de la quitter, et de la quitter perdue...

--Oh! ma chere petite amie, lui disais-je, o ma bien-aimee, tu seras
sage, apres mon depart. Et moi, je reviendrai si Dieu le permet. Tu
crois en Dieu, toi aussi; prie, au moins,--et nous nous reverrons
encore dans l'eternite.

"Pars, toi aussi, lui disais-je a genoux; va, loin de cette ville de
Papeete; va vivre avec Tiahoui, ta petite amie, dans un district eloigne
ou ne viennent pas les Europeens;--tu te marieras comme elle, tu auras
une famille comme les femmes chretiennes; avec de petits enfants qui
t'appartiendront et que tu garderas pres de toi, tu seras heureuse...

Alors et toujours, ce meme incomprehensible sourire paraissait sur ses
levres;--elle baissait la tete et ne repondait plus.--Et je
comprenais bien qu'apres mon depart elle serait une des petites filles
les plus folles, et les plus perdues de Papeete.

Quelle angoisse c'etait, mon Dieu, quand, silencieuse et distraite,--a
tout ce que je trouvais de suppliant et de passionne a lui dire,--elle
souriait de son meme sourire de sombre insouciance, de doute et
d'ironie...

Y a-t-il une souffrance comparable a celle-la: aimer, et sentir qu'on ne
vous ecoute plus?--que ce coeur qui vous appartenait se ferme, quoi
que vous fassiez?--que le cote sombre et inexplicable de sa nature
reprend sur lui sa force et ses droits?...

Et pourtant on aime de toute son ame cette ame qui vous echappe. Et
puis, la mort est la qui attend; elle va prendre bientot ce corps adore,
qui est la chair de votre chair. La mort sans resurrection, sans espoir,
--puisque celle-la meme qui va mourir ne croit plus a rien de ce qui
sauve et fait revivre...

Si cette ame etait tout a fait mauvaise et perdue, on en ferait le
sacrifice comme d'une chose impure... Mais, sentir qu'elle souffre,
savoir qu'elle a ete douce, aimante, et pure!...--C'est comme un voile
de tenebres qui l'enveloppe,--une mort anticipee qui l'etreint et qui
la glace. Peut-etre ne serait-il pas impossible de la sauver encore,--
mais il faut partir, s'en aller pour toujours,--et le temps passe et
on ne peut rien!...

Alors ce sont des transports d'amour, d'amour et de larmes;--on veut
s'enivrer a la derniere heure de tout ce qui va vous etre enleve sans
retour,--et prendre encore, avant la fin qui va venir, tout ce qu'on
peut arracher a la vie de joies delirantes et de sensations
fievreuses...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.





XXVII


...Nous cheminions, Rarahu et moi, en nous donnant la main, sur la route
d'Apire. C'etait l'avant-veille du depart.

Il faisait une accablante chaleur d'orage.--L'air etait charge de
senteurs de goyaves mures; toutes les plantes etaient enervees. De
jeunes cocotiers d'un jaune d'or dessinaient leurs palmes immobiles sur
un ciel noir et plombe; le morne de Fataoua montrait dans les nuages ses
cornes et ses dents; ces montagnes de basalte semblaient peser lourdes
et chaudes sur nos tetes, et oppresser nos pensees comme nos sens.

Deux femmes, qui paraissaient nous attendre au bord du chemin, se
leverent a notre approche et s'avancerent vers nous.

L'une qui etait vieille, cassee, tatouee entrainait par la main l'autre,
qui etait encore belle et jeune;--c'etait Hapoto, et sa fille Taimaha.

--Loti, dit humblement la vieille femme, pardonne a Taimaha...

Taimaha souriait de son eternel sourire en baissant les yeux comme un
enfant pris en faute, mais qui n'a pas conscience du mal qu'il a fait et
n'en eprouve aucun remords.

--Loti, dit Rarahu en anglais, Loti, pardonne-lui!

Je pardonnai a cette femme, et prit sa main qu'elle me tendait.--Il ne
nous est pas possible, a nous qui sommes nes sur l'autre face du monde,
de juger ou seulement de comprendre ces natures incompletes, si
differentes des notres, chez qui le fond demeure mysterieux et sauvage,
et ou l'on trouve pourtant, a certaines heures, tant de charme d'amour,
et d'exquise sensibilite.

Taimaha avait a me remettre un objet bien precieux,--une relique
d'autrefois,--le pareo de Roueri que, sur sa demande, je lui avais
confie.

Elle l'avait blanchi et repare avec un soin extreme. Elle parut emue
cependant, et une larme trembla dans ses yeux quand elle me remit ce
souvenir--qui allait retourner avec moi la-bas, a Brightbury d'ou je
l'avais emporte.





XXVIII


Dans une derniere visite que je fis a Pomare, je lui recommandai Rarahu.

--... Et quand meme, Loti, dit-elle, maintenant, qu'en ferais-tu?...

--Je reviendrai, repondis-je en hesitant.

--Loti!... ton frere aussi devait revenir!... Vous dites tous cela,
continua-t-elle lentement, comme repassant ses propres souvenirs.--
Quand vous quittez mon pays, vous dites tous cela.--Mais la terre
britannique (_te funua piritania) est loin de la Polynesie; de tous ceux
que j'ai vus partir, il en est bien peu qui soient revenus...

"En tout cas, embrasse celle-ci, dit-elle en montrant sa petite-fille.-
-Car celle-ci, tu ne la retrouveras plus...





XXIX


Le soir, Rarahu et moi, nous etions assis sous la veranda de notre case;
on entendait partout dans l'herbe les bruits de cigales des soirs d'ete.
--Les branches non emondees des orangers et des hibiscus donnaient a
notre demeure un air d'abandon et de ruine; nous etions a moitie caches
sous leurs masses capricieuses et touffues.

--Rarahu, disais-je, ne veux-tu plus croire au Dieu de ton enfance,
qu'autrefois tu savais prier avec amour?

--Quand l'homme est mort, repondit lentement Rarahu, et enfoui sous la
terre, quelqu'un pourrait-il l'en faire sortir?

--Pourtant, dis-je encore, en me rattachant a certaines croyances
sombres qu'elle n'avait pas perdues,--pourtant tu as peur des
fantomes; tu sais bien qu'a cette heure meme, autour de nous, dans ces
arbres, peut-etre il y en a...

--Ah! oui, dit-elle avec un frisson,--apres, il y a peut-etre le
Toupapahou; apres la mort, il y a le fantome qui, quelque temps, parait
encore, et rode incertain dans les bois;--mais je pense que le
Toupapahou s'eteint aussi, quand, a la longue, il n'a plus de forme sous
la terre,--et qu'alors c'est la fin...

Je n'oublierai jamais cette voix fraiche d'enfant, prononcant dans sa
langue douce et singuliere d'aussi sombres choses...





XXX


C'etait le dernier jour...

Le soleil d'Oceanie s'etait leve aussi radieux qu'a l'ordinaire sur
"Tahiti la delicieuse";--ce que souffrent dans leur coeur les hommes
qui passent et disparaissent n'a rien de commun avec l'eternelle nature,
et n'entrave jamais ses fetes inconscientes.

Depuis le matin nous etions debout tous deux, et bien empresses.--Les
preparatifs du depart apportent souvent une diversion heureuse a la
tristesse de ceux qui vont se quitter,--et ce cas etait le notre...

Il nous fallait emballer le produit de toutes nos peches, de toutes nos
expeditions sur les recifs; tous nos coquillages, tous nos madrepores
rares, qui, en mon absence, avaient seche sur l'herbe du jardin, et
ressemblaient maintenant a de grands lichens fins et compliques plus
blancs que de la neige.

Rarahu deployait une activite extreme, et faisait beaucoup d'ouvrage, ce
qui n'est point habituel aux femmes tahitiennes; tout ce mouvement
trompait sa douleur.--Je sentais bien que son coeur se dechirait en me
voyant partir; je la retrouvais elle-meme, et je reprenais un peu de
confiance et d'espoir...

Nous avions a emballer une quantite d'objets,--une foule de choses qui
eussent fait sourire beaucoup de gens: des branches des goyaviers
d'Apire, des branches des arbres de notre jardin, des morceaux de
l'ecorce des grands cocotiers qui ombrageaient notre case...

Plusieurs couronnes fanees de Rarahu,--toutes celles des derniers
jours,--faisaient aussi partie de mon bagage,--avec des gerbes de
fougeres, et des gerbes de fleurs. Rarahu y ajoutait encore des touffes
de reva-reva, renfermees dans des boites de bois odorant, et de
delicates couronnes en paille de peia, qu'elle avait fait tresser pour
moi.

Et tout cela emplissait des caisses en quantite, tout cela constituait
un train de depart enorme...





XXXI


Vers deux heures nous eumes termine ces grands preparatifs. Rarahu mit
sa plus belle tapa de mousseline blanche, placa des gardenias dans ses
cheveux denoues,--et nous sortimes de chez nous.

Je voulais avant de partir revoir une derniere fois Faaa, les grands
cocotiers et les grandes plages de corail; je voulais jeter un coup
d'oeil dernier sur tous ces paysages tahitiens; je voulais revoir Apire,
et me baigner encore avec ma petite amie dans le ruisseau de Fataoua; je
desirais dire adieu a une foule d'amis indigenes; je voulais voir tout
et tout le monde, je ne pouvais prendre mon parti de tout quitter... Et
l'heure passait, et nous ne savions plus auquel courir...

Ceux-la seuls qui ont du abandonner pour toujours des lieux et des etres
cheris peuvent comprendre cette agitation du depart, et cette tristesse
inquiete, qui oppresse comme une souffrance physique...


Il etait deja tard quand nous arrivames a Apire, au ruisseau de Fataoua.

Mais tout etait encore la comme dans le bon vieux temps; au bord de
l'eau, la societe etait nombreuse et choisie; il y avait toujours
Tetouara la negresse, qui tronait au milieu de sa cour, et une foule de
jeunes femmes qui plongeaient et nageaient comme des poissons, avec la
plus insouciante gaite du monde.

Nous passames tous deux, nous donnant la main comme autrefois, et disant
doucement bonjour de droite et de gauche a tous ces visages connus et
amis. A notre approche les eclats de rire avaient cesse; la petite
figure douce et profondement serieuse de Rarahu, sa robe blanche
trainante comme celle d'une mariee, son regard triste avaient impose le
silence...

Les Tahitiens comprennent tous les sentiments du coeur et respectent la
douleur. On savait que Rarahu etait la _petite femme de Loti_; on savait
que le sentiment qui nous unissait n'etait point une chose banale et
ordinaire;--on savait surtout qu'on nous voyait pour la derniere fois.


Nous tournames a droite, par un etroit sentier bien connu.--A quelques
pas plus loin, sous l'ombrage triste des goyaviers, etait ce bassin plus
isole ou s'etait passee l'enfance de Rarahu, et qu'autrefois nous
considerions un peu comme notre propriete particuliere.


Nous trouvames la deux jeunes filles inconnues, tres belles, malgre la
durete farouche de leurs traits: elles etaient vetues, l'une de rose,
l'autre de vert tendre; leurs cheveux aussi noirs que la nuit etaient
crepes comme ceux des femmes de Nuka-Hiva, dont elles avaient aussi
l'expression de sauvage ironie.

Assises sur des pierres, au milieu du ruisseau, les pieds baignant dans
l'eau vive, elles chantaient d'une voix rauque un air de l'archipel des
Marquises.

Elles se sauverent en nous voyant paraitre, et, comme nous l'avions
desire, nous restames seuls.





XXXII


Nous n'etions pas revenus la depuis le retour du _Rendeer_ a Tahiti.--
En nous retrouvant dans ce petit recoin qui jadis etait a nous, nous
eprouvames une emotion vive,--et aussi une sensation delicieuse,
qu'aucun autre lieu au monde n'eut ete capable de nous causer.

Tout etait bien reste tel qu'autrefois, dans cet endroit ou l'air avait
toujours la fraicheur de l'eau courante; nous connaissions la toutes les
pierres, toutes les branches,--tout, jusqu'aux moindres mousses.--
Rien n'avait change; c'etaient bien ces memes herbes et cette meme
odeur,--melangee de plantes aromatiques et de goyaves mures.

Nous suspendimes nos vetements aux branches,--et puis nous nous
assimes dans l'eau, savourant le plaisir de nous retrouver encore, et
pour la derniere fois, en pareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau
de Fataoua.


Cette eau, claire, delicieuse, arrivait de l'Oroena par la grande
cascade.--Le ruisseau courait sur de grosses pierres luisantes, entre
lesquelles sortaient les troncs freles des goyaviers.--Les branches de
ces arbustes se penchaient en voute au-dessus de nos tetes, et
dessinaient sur ce miroir legerement agite les mille decoupures de leur
feuillage.--Les fruits murs tombaient dans l'eau; le ruisseau en
roulait; son lit etait seme de goyaves, d'oranges et de citrons.

Nous ne disions rien tous deux;--assis pres l'un de l'autre, nous
devinions mutuellement nos pensees tristes, sans avoir besoin de
troubler ce silence pour nous les communiquer.

Les freles poissons et les tout petits lezards bleus se promenaient
aussi tranquillement que s'il n'y eut eu la aucun etre humain; nous
etions tellement immobiles, que les _varos_, si craintifs, sortaient des
pierres et circulaient autour de nous.

Le soleil qui baissait deja,--le dernier soleil de mon dernier soir
d'Oceanie,--eclairait certaines branches de lueurs chaudes et dorees;
j'admirais toutes ces choses pour la derniere fois. Les sensitives
commencaient a replier pour la nuit leurs feuilles delicates;--les
mimosas legers, les goyaviers noirs, avaient deja pris leurs teintes du
soir,--et ce soir etait le dernier,--et demain, au lever du soleil,
j'allais partir pour toujours... Tout ce pays et ma petite amie bien-
aimee allaient disparaitre, comme s'evanouit le decor de l'acte qui
vient de finir...

Celui-la etait un acte de feerie au milieu de ma vie,--mais il etait
fini sans retour!... Finis les reves, les emotions douces, enivrantes,
ou poignantes de tristesse,--tout etait fini, etait mort...

Et je regardai Rarahu dont je tenais la main dans les miennes... De
grosses larmes coulaient sur ses joues; des larmes silencieuses, qui
tombaient pressees, comme d'un vase trop plein...

--Loti, dit-elle, je suis a toi... je suis ta petite femme, n'est-ce
pas?... N'aie pas peur, je crois en Dieu; je prie, et je prierai... Va,
tout ce que tu m'as demande, je le ferai... Demain je quitterai Papeete
en meme temps que toi, et on ne m'y reverra plus... J'irai vivre avec
Tiahoui, je n'aurai point d'autre epoux, et, jusqu'a ce que je meure, je
prierai pour toi...

Alors les sanglots couperent les paroles de Rarahu, qui passa ses deux
bras autour de moi et appuya sa tete sur mes genoux... Je pleurai aussi,
mais des larmes douces;--j'avais retrouve ma petite amie, elle etait
brisee, elle etait sauvee. Je pouvais la quitter maintenant, puisque nos
destinees nous separaient d'une maniere irrevocable et fatale; ce depart
aurait moins d'amertume, moins d'angoisse dechirante; je pouvais m'en
aller au moins avec d'incertaines mais consolantes pensees de retour,--
peut-etre aussi avec de vagues esperances dans l'eternite!. . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .





XXXIII


Le soir il y avait grand bal chez Pomare, bal d'adieu offert aux
officiers du _Rendeer_.--On devait danser jusqu'a l'heure de
l'appareillage, que "l'amiral a cheveux blancs" avait fixe pour le lever
du jour.

Et Rarahu et moi, nous avions decide d'y assister.

Il y avait enormement de monde a ce bal, pour un bal de Papeete; toutes
les Tahitiennes de la cour, quelques femmes europeennes, tout ce
qu'avait pu fournir le personnel de la colonie, et puis tous les
officiers du _Rendeer_, et tous les fonctionnaires francais.

Rarahu naturellement n'etait point admise dans le salon de la fete;
mais, pendant que la foule dansait fievreusement la _upa-upa_ dans les
jardins, elle et quelques autres jeunes femmes dans une situation
semblable, privilegiees de la reine, avaient ete invitees a prendre
place sous la veranda, sur une banquette d'ou elles pouvaient, tout
aussi bien qu'a l'interieur, voir et etre vues.--Et avec le laisser-
aller tahitien, on trouvait tout naturel que je vinsse souvent
m'accouder a la fenetre, pour causer avec ma petite amie.

En dansant je rencontrais constamment son regard grave; elle etait
eclairee comme une vision, par la lueur rouge des lampes, melee aux
rayons bleus de la lune; sa robe blanche et son collier de perles
brillaient sur le fond sombre du dehors.


Vers minuit, la reine m'appela d'un signe.--On emportait sa petite-
fille malade qui avait exige qu'on l'habillat pour ce bal.--La petite
Pomare avait voulu me dire adieu avant de se laisser endormir.


Malgre tout, ce bal etait triste; les officiers du _Rendeer_, qui
etaient en majorite, y jetaient une impression de depart et de
separation contre laquelle on ne pouvait reagir.--Il y avait la de
jeunes hommes, qui allaient dire adieu a leurs maitresses, a leur vie de
nonchalance et de plaisir; il y avait de vieux marins aussi, qui deux ou
trois fois dans le courant de leur existence etaient venus a Tahiti, qui
savaient que maintenant leur carriere etait finie, et dont le coeur se
serrait en songeant qu'ils ne reviendraient plus...

La princesse Ariitea vint a moi, plus animee que de coutume, et parlant
plus vite:

--La reine vous prie, Loti, dit-elle, de vous mettre au piano; de jouer
la valse la plus bruyante que vous pourrez, de la jouer tres vite; de la
continuer sans interruption par une autre danse,--et puis encore par
une troisieme,--afin de ranimer un peu ce bal qui a l'air de mourir.

Je jouai avec fievre, en m'etourdissant moi-meme, tout ce que je trouvai
au hasard sur le piano.--Je reussis pour une heure a ranimer le bal;
mais c'etait une animation factice,--et je ne pouvais pas plus
longtemps la soutenir.





XXXIV


Vers trois heures du matin, quand le salon fut vide, j'etais encore au
piano, jouant je ne sais quels airs insenses, accompagnes dans le
lointain par la _upa-upa_ qui ralait au dehors.

J'etais seul avec la vieille reine, qui etait restee pensive et immobile
dans son grand fauteuil dore.--Elle avait l'air d'une idole incorrecte
et sombre, paree avec un luxe encore sauvage.

Le salon de Pomare avait cet aspect triste des fins de bal; un grand
desordre, une grande salle vide; des bougies s'eteignant dans les
torcheres, tourmentees par le vent de la nuit.

La reine se leva peniblement, dans les plis de sa robe de velours
cramoisi.--Elle vit Rarahu qui se tenait pres de la porte, debout et
silencieuse.--Elle comprit et lui fit signe d'entrer.

Rarahu entra... timide, les yeux baisses, et s'approcha de la reine.--
Apparaissant apres ce bal, dans cette salle deserte, dans ce silence,
avec sa longue traine de mousseline blanche, ses pieds nus, ses longs
cheveux flottants, sa couronne de gardenias blancs,--et ses yeux
agrandis par les larmes,--elle avait l'air d'une willi, d'une vision
delicieuse de la nuit.

--Tu as a me parler, Loti, sans doute; tu veux me demander de veiller
sur elle, dit la vieille reine avec bienveillance. Mais c'est elle, je
le crains, qui ne le voudra pas...

--Madame, repondis-je, elle va partir demain pour Papeuriri, demander
l'hospitalite a Tiahoui son amie.--La-bas comme ici, je vous supplie
de ne pas l'abandonner. On ne la reverra plus a Papeete.

--Ah!... dit la reine, de sa grosse voix etonnee, et visiblement
emue... C'est bien, cela, mon enfant; c'est bien... a Papeete tu aurais
ete bien vite une petite fille perdue...

Nous pleurions tous les deux, ou pour mieux dire, tous les trois: la
vieille reine nous tenait les mains, et ses yeux d'ordinaire si durs se
mouillaient de larmes.

--Eh bien, mon enfant, dit-elle, il ne faut pas differer ce depart.--
Si tes preparatifs, comme je le pense, ne sont pas longs a faire, veux-
tu partir ce matin meme, un peu apres le soleil, vers sept heures, dans
la voiture qui emmenera ma belle-fille Moe? Moe s'en va a Atimaono,
prendre le navire qui doit la conduire dans sa possession de Raiatea.--
Vous coucherez la nuit prochaine a Maraa, et demain matin vous serez a
Papeuriri, ou, en passant, la voiture te deposera.

Rarahu sourit a travers ses larmes, a cette idee qui lui causait une
joie d'enfant, de partir avec la jeune reine de Raiatea.

Il y avait entre Rarahu et Moe une affinite mysterieuse;--etrangement
malheureuses toutes deux, et brisees, elles avaient le meme caractere,
les memes allures et le meme genre de charme.


Rarahu repondit qu'elle serait prete.--La pauvre petite en effet
n'avait guere a emporter que quelques robes de mousseline de diverses
couleurs,--et son fidele vieux chat gris...


Et nous primes conge de Pomare, en serrant avec effusion et de tout
notre coeur ses vieilles mains royales.--La princesse Ariitea, qui
avait reparu dans le salon, vint en tenue de bal nous accompagner
jusqu'a la porte du jardin; elle disait a Rarahu pour la consoler des
choses aussi douces que si elle eut ete sa soeur... Et pour la derniere
fois nous descendimes a la plage...





XXXV


Il faisait nuit close encore.

Au bord de la mer, des groupes nombreux stationnaient; toutes les filles
de la cour, dans leurs toilettes de la veille au soir, avaient suivi les
officiers du _Rendeer_.--Si on n'eut entendu quelques jeunes femmes
pleurer, on eut dit plutot une fete qu'un depart.

Et ce fut la que, un peu avant le jour, j'embrassai pour la derniere
fois ma petite amie.


En meme temps que le _Rendeer_ quittait l'ile delicieuse, la voiture qui
emportait Rarahu et Moe quittait Papeete,--et longtemps Rarahu put
voir, par les echappees des cocotiers, a travers les rideaux de verdure,
--le _Rendeer_ s'eloigner sur l'immensite bleue. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . .





QUATRIEME PARTIE

_"Aue! Aue! a munaiho te tiare iti tarona menehenehe!... "Aue! Aue! i
teienei ra, na maheahea!..." (Helas! Helas! autrefois elle etait jolie,
la petite fleur d'arum!... Helas! Helas! maintenant elle est fanee!...)
(RARAHU)_


I


Quelques jours plus tard, le _Rendeer_, poursuivant sa route a travers
le Pacifique, passa en vue des mornes de Rapa, la plus australe des iles
polynesiennes. Et puis cette derniere terre des Maoris disparut elle-
meme de notre grand horizon monotone,--et ce fut fini de l'Oceanie.

Apres avoir relache au Chili, nous sortimes du Grand Ocean par le
detroit de Magellan, pour rentrer en Europe par la Plata, le Bresil et
les Acores.





II


Un triste matin de mars, au lever incertain d'un jour brumeux, je revins
a Brightbury, frapper a la porte de ma maison cherie... On ne
m'attendait pas encore.

Je tombai dans les bras de ma vieille mere, qui tremblait d'emotion et
de surprise.--Le bonheur et l'etonnement furent grands de me revoir.


Apres les premiers moments, une impression de tristesse succede a la
joie; un serrement de coeur se mele au charme du retour: des annees ont
passe depuis le depart; on regarde ceux que l'on cherit: le temps a
laisse sur eux ses traces,--on les trouve vieillis... Heureux encore,
s'il n'y a point de place vide au foyer!...

C'est triste une matinee d'hiver dans nos climats du Nord,--surtout
quand on a la tete toute remplie des images ensoleillees des tropiques.
C'est triste, le jour pale, le ciel morne et sans rayons,--le froid
qu'on avait oublie,--les vieux arbres sans feuilles,--les tilleuls
humides et moussus,--et le lierre sur les pierres grises.

Pourtant, qu'on est bien au foyer!--quelle joie de les revoir tous, y
compris les vieux serviteurs qui ont veille sur votre enfance; de
retrouver les douces coutumes oubliees, les bonnes soirees d'hiver
d'autrefois, et comme, au coin du feu, l'Oceanie semble un reve
singulier!...

Le matin ou je revins a Brightbury frapper a la porte de ma maison,
j'encombrais la rue de bagages, de colis et de caisses enormes.

Tout ce deballage est une des distractions du retour. Les armes
sauvages, les dieux maoris, les coiffures de chefs polynesiens, les
coquilles et les madrepores, faisaient bizarre figure, en revoyant la
lumiere dans ma vieille maison, sous le ciel britannique. J'eprouvai
surtout une emotion vive, en deballant les plantes sechees, les
couronnes fanees, qui avaient conserve leur odeur exotique, et
embaumaient ma chambre d'un parfum d'Oceanie.





III


Quelques jours apres mon retour on me remit une lettre couverte de
timbres americains qui m'arrivait par la voie d'Overland.--L'adresse
etait mise de la main de mon ami Georges T., de Papeete, que les
Tahitiens appelaient Tatehau.

Sous l'enveloppe je trouvai deux pages de la grosse ecriture enfantine
et appliquee de Rarahu, qui m'envoyait son cri de douleur a travers les
mers.

_RARAHU A LOTI

Papeuriri, le 15 janvier 1874.

Cher ami, o mon petit Loti, o mon petit epoux cheri, o toi ma seule
pensee a Tahiti, je te salue par le vrai Dieux. Cette lettre te dira ma
tristesse pour toi.

Depuis le jour ou tu es parti, rien ne donne la mesure de ma douleur.
Jamais ma pensee ne t'oublie depuis ton depart. O mon ami cheri, voici
ma parole: ne pense pas que je me marierai; comment me marierais-je,
puisque c'est toi qui es mon epoux. Reviens pour que nous restions
ensemble dans mon pays de Bora-Bora, pour que nous nous installions dans
mon pays de Bora-Bora--Ne reste pas si longtemps dans ton pays, et
sois-moi fidele.

Voici encore une parole: reviens a Bora-Bora; peu importe que tu n'aies
pas de richesses, je ne demande pas beaucoup, ne t'occupe pas de cela,
et reviens a Tahiti.

Ah! quel contentement d'etre ensemble, Ah! quelle joie de mon coeur
d'etre reunie de nouveau a toi, ma pensee, et mon amour de chaque jour.

Ah! cette pensee cherie que tu sois mon epoux. Ah! combien je desire ton
corps pour manger beaucoup de toi!...

Voici une parole sur mon sejour a Papeuriri: je suis sage, je reste bien
tranquille. Je me repose bien chez Tiahoui-femme, elle ne cesse d'etre
bonne pour moi--o mon petit ami (et mon grand chagrin) je te fais
savoir en finissant cette lettre, jamais maintenant je suis bien, je
suis retombee dans ce mal que tu savais sur moi cesser, ce meme mal, pas
un autre; et cette maladie, je la supporte avec patience, parce que tu
m'as oubliee; si tu etais pres de moi, tu me soulagerais un peu...

Et maintenant, la Tiahoui et les siens te rappellent leur amitie pour
toi, et ses parents aussi et moi aussi; jamais tu ne seras oublie des
hommes de mon pays...

J'ai fini mon discours, je te salue, mon petit epoux cheri.

Je te salue o mon Loti, De Rarahu ta petite epouse,

RARAHU_

_J'ai donne cette lettre a Tatehau oeil-de-rat, je ne sais pas bien le
nom de l'endroit ou je dois t'ecrire.

Je te salue, mon ami cheri,

RARAHU._





IV

NOTE DE PLUMKETT


Loti ecrivit a Rarahu une longue lettre, dans laquelle il exprimait en
langue tahitienne son grand amour pour sa petite amie.--Il racontait,
d'une maniere intelligible pour elle, au moyen d'expression et d'images
particulieres, sa traversee de six mois sur le _Rendeer_; la tempete du
cap Horn, qui avait mis son navire en danger, et lui avait enleve
beaucoup de ses caisses remplies de souvenirs d'Oceanie.--Et puis il
lui parlait de son retour au foyer, de son pays et de sa mere,--et lui
disait que, malgre ces douces choses, il revait de revenir encore dans
le Grand-Ocean, pour y retrouver son ile bien-aimee et sa petite epouse
sauvage.





V


RARAHU A LOTI (_Un an apres_.)


_Papeete, le 3 decembre 1874.

O mon petit ami cheri, o mon cher objet de ma peine, je te salue par le
vrai Dieu.

Je suis bien peniblement etonnee de ne pas recevoir de lettre de toi,
parce que voila cinq fois que je t'ai ecrit, et jamais un mot de toi ne
m'est encore parvenu.

Peut-etre arrive-t-il que tu ne te souviens plus de moi, voici je vois
que mes lettres t'ont ete envoyees, jamais tu ne m'en as informee.

Cher objet de ma peine, pourquoi m'oublies-tu?

Jamais maintenant je ne serai bien, la maladie, la douleur... Mais si tu
m'ecrivais un peu, cela rechaufferait mon coeur, mais jamais tu ne
penses a cela.

Mais quant a moi, mon amour pour toi reste le meme, et aussi mes larmes
pour toi; comme s'il restait dans ton coeur un peu d'amour pour moi,
toi-meme tu penserais a moi.

Si j'avais pu aller au loin vers toi, je serais partie, mais mon projet
eut ete inexecutable...

--Voici une parole concernant Papeete:

Il y a eu grande fete a Papeete le mois passe, pour la petite-fille de
la reine.

Et c'etait tres beau, et les femmes ont danse jusqu'au matin.--Et j'y
etais aussi; j'avais sur la tete une couronne de plume d'oiseau,--mais
mon coeur etait bien triste...

Et maintenant, la reine Pomare et les siens. Et sa petite-fille Pomare,
et Ariitea, te disent: ia ora na. Jamais rien de nouveau a Tahiti,
excepte que, le Ariifaite le mari de la reine, est mort aux six mois
d'aout...

Jamais plus ne sera satisfait mon grand amour pour toi, mon epoux!...

Helas! Helas! la petite fleur d'arum est aussi fanee maintenant!...

Avant de devenir ainsi, la petite fleur d'arum etait jolie!...

Maintenant elle est fanee, elle n'est plus jolie!...

Si j'avais l'aile de l'oiseau, je partirais au loin sur le sommet de
Paea, pour que personne ne me puisse plus voir...

Helas! Helas! o mon epoux cheri, o mon ami tendrement aime!...

Helas! Helas! mon ami cheri!...

J'ai fini de te parler. Je te salue par le vrai Dieu.

RARAHU._





VI


JOURNAL DE LOTI


Londres, 20 janvier 1875.


Je passais a neuf heures du soir dans Regent Street.--La nuit etait
froide et brumeuse;--des milliers de becs de gaz eclairaient la
fourmiliere humaine, la foule noire et mouillee.

Derriere moi une voix cria: _Ia ora na, Loti!_

Je me retournai bien surpris, et reconnus mon ami Georges T.,--celui
que les Tahitiens appelaient Tatehau, et que j'avais laisse a Papeete,
ou il avait resolu de finir ses jours.





VII


Quand nous fumes confortablement assis au coin du feu, nous nous mimes a
causer de l'ile delicieuse.

--Rarahu... dit-il avec un certain embarras,--oui, elle etait, je
crois, bien portante quand j'ai quitte le pays; il est probable meme que
si j'avais pris conge d'elle, elle m'aurait donne des commissions pour
vous.

"Comme vous le savez, elle avait quitte Papeete en meme temps que vous-
memes, et on disait dans le pays: Loti et Rarahu n'ont pas pu se
separer; ils sont partis ensemble pour l'Europe.

"Je savais seul qu'elle etait chez son amie Tiahoui, moi qui recevais de
Papeuriri ses lettres, avec cette aimable suscription: _a Tatehau Oeil-
de-rat, pour remettre a Loti._

"Lorsqu'elle reparut a Papeete, six ou huit mois apres, elle etait plus
jolie que jamais; elle etait plus femme aussi, et plus formee.--Sa
grande tristesse lui donnait un charme de plus; elle avait la grace
d'une elegie.

"Elle devint la maitresse d'un jeune officier francais, qui eut pour
elle une passion qui n'etait pas ordinaire.--Il etait jaloux meme de
votre souvenir. (On l'appelait encore: _la petite femme de Loti._)--Il
lui avait fait le serment de l'emmener en France avec lui.

"cela dura deux ou trois mois, pendant lesquels elle fut la plus
elegante et la plus remarquee des femmes de Papeete.

"Au bout de ce temps-la, il se produisit chez la reine un evenement
depuis longtemps prevu: la petite Pomare V s'eteignit une belle nuit,--
peu de jours apres une grande fete qu'on avait donnee pour la distraire,
et dont elle avait elle-meme arrete le programme.

"La vieille reine, par parenthese, fut tellement accablee par cette
derniere et supreme douleur, que sans doute elle n'y survivra guere (1).
Elle s'est retiree pour le moment dans une case isolee, batie aupres du
tombeau de sa petite-fille, et ne veut plus voir ame qui vive.

_(1) La reine Pomare est morte en 1877, laissant le trone a son second
fils Ariiaue. Elle avait survecu environ deux ans a sa petite-fille.--
On peut considerer qu'a dater de ce jour commence la fin de Tahiti, au
point de vue des coutumes, de la couleur locale, du charme et de
l'etrangete._

"Rarahu observa dans cette circonstance la meme coutume que les
suivantes de la cour; en signe de deuil, elle fit couper tout ras ses
admirables cheveux noirs.

"La reine lui en sut gre, mais ce fut le sujet d'une querelle entre elle
et son amant,--et comme elle ne l'aimait guere, elle profita de
l'occasion pour le quitter.

"Je voudrais pouvoir vous dire qu'elle est retournee a Papeuriri aupres
de son amie.--Mais, malheureusement, la pauvre petite est restee a
Papeete, ou je crois qu'elle mene aujourd'hui une vie absolument
dereglee et folle.





VIII

NOTE DE PLUMKETT


A partir de cette epoque on ne trouve plus que de loin en loin dans le
journal de Loti quelques traces de souvenirs conserves au fond de son
coeur pour la lointaine Polynesie;--dans sa memoire, l'image de Rarahu
s'eloigne et s'efface.

Ces fragments sont meles aux aventures d'une vie enfievree et legerement
excentrique, qui se deroulent un peu partout,--en Afrique
principalement,--et plus tard en Italie.





FRAGMENTS DU JOURNAL DE LOTI


Sierra-Leone, mars 1875.


O ma bien-aimee petite amie, nous retrouverons-nous jamais la-bas--
dans notre chere ile,--assis le soir sur les plages de corail?.... . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Bobdiara (Senegambie), octobre 1875.

C'est la saison des grandes pluies, _la-bas_,--la saison ou la terre
est couverte de fleurs roses, semblables a nos perce-neige d'Angleterre;
les mousses sont humides, les forets pleines d'eau.

Le soleil se couche ici, terne et sanglant, sur les solitudes de sable.
Il est trois heures du matin _la-bas_, il fait nuit noire, les
toupapahous rodent dans les bois...

Deux annees ont passe deja sur ces souvenirs, et j'aime ce pays comme
aux premiers jours:--l'impression persiste comme celle de Brightbury,
celle de la patrie,--quand tant d'autres se sont effacees depuis.

Au pied des grands arbres, ma case enfouie dans la verdure,--et ma
petite amie sauvage!... Mon Dieu, ne les reverrai-je jamais,-
n'entendrai-je plus jamais le vivo plaintif, le soir, sous les cocotiers
des plages?.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . .


Southampton, mars 1876. (Journal de Loti)


... Tahiti, Bora-Bora, l'Oceanie,--que c'est loin tout cela, mon Dieu!

Y reviendrai-je jamais, et qu'y trouverai-je a present,--sinon les
desenchantements amers, et les regrets poignants du passe?... Je pleure,
en songeant au charme perdu de ces premieres annees,--a ce charme
qu'aucune puissance ne peut plus me rendre,--a tout cela que je n'ai
meme pas le pouvoir de fixer sur mon papier, et qui deja s'obscurcit et
s'efface dans mon souvenir.

Helas! ou est-elle notre vie tahitienne,--les fetes de la reine,--
les _himene_ au clair de lune?--Rarahu, Ariitea, Taimaha, ou sont-
elles toutes?... La terrible nuit de Moorea, toutes mes emotions, tous
mes reves d'autrefois, ou est-ce tout cela?... Ou est ce bien-aime frere
John, qui partageait avec moi ces premieres impressions de jeunesse
vibrantes, etranges, enchanteresses?...

Ces parfums ambres des gardenias, ce bruit du grand vent sur les recifs
de corail,--cette ombre mysterieuse, et ces voix rauques qui parlaient
la nuit, ce grand vent qui passait partout dans l'obscurite... Ou est
tout le charme indefinissable de ce pays, toute la fraicheur de nos
impressions partagees, de nos joies a deux?...

Helas, il y a pour moi comme un attrait navrant a repasser ces
souvenirs, que le temps emporte, quand par hasard quelque chose les
eveille,--une page ecrite la-bas,--une plante seche, un reva-reva,
un parfum tahitien garde encore par de pauvres couronnes de fleurs qui
s'en vont en poussiere,--ou un mot de cette langue triste et douce, la
langue de _la-bas_ que deja j'oublie.


Ici, a Southampton, vie d'escadre, vie de restaurants et d'estaminets,
logis de hasard, camarades de hasard;--on se reunit on ne sait
pourquoi, on s'etourdit comme on peut...

J'ai bien change depuis deux annees, et je ne me reconnais plus quand je
regarde en arriere.--A corps perdu je me suis jete dans une vie de
plaisirs; c'est la, il me semble, la seule facon logique de prendre une
existence que je n'avais pas demandee,--et dont le but et la fin sont
pour moi des problemes insolubles.... . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .





IX


Ile de Malte, 2 mai 1876.


Nous etions une quarantaine d'officiers de la marine de S.M. Britannique
reunis dans un cafe de la Valette, a l'ile de Malte.

Notre escadre faisait une courte halte dans ce port, en se rendant dans
le Levant ou on venait de massacrer les consuls de France et
d'Allemagne, et ou de graves evenements semblaient se preparer.

J'avais rencontre dans cette foule un officier qui, lui aussi, avait
vecu en Oceanie,--et nous nous etions isoles pour causer ensemble de
nos souvenirs tahitiens.





X


--Vous parliez de la petite Rarahu de Bora-Bora, dit en se rapprochant
de nous le lieutenant Benson, qui avait vu Tahiti depuis nous deux.

"Elle etait tombee bien bas, les derniers temps,--mais c'etait une
singuliere petite fille.

"Toujours des couronnes de fleurs fraiches sur une figure de petite
morte. Elle n'avait plus de gite a la fin, et trainait avec elle un
vieux chat infirme qui portait des boucles d'oreilles et qu'elle aimait
tendrement. Ce chat la suivait partout avec des miaulements lamentables.

"Elle allait souvent se coucher chez la reine qui malgre tout avait
conserve pour elle une pitie et une bienveillance extremes.

"Tous les matelots du _Sea-Mew_ l'aimaient beaucoup bien qu'elle fut
devenue decharnee.--Elle,--elle les voulait tous, tous ceux qui
etaient un peu beaux.

"Elle se mourait de la poitrine, et comme elle s'etait mise a boire de
l'eau-de-vie, son mal allait tres vite.

"Un beau jour--(c'etait en novembre 1875, elle pouvait avoir dix-huit
ans)--on apprit qu'elle etait partie, avec son chat infirme, pour son
ile de Bora-Bora, ou elle s'en etait allee mourir, et ou, parait-il,
elle ne vecut que quelques jours.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .





XI


Je sentis qu'un froid mortel me montait au coeur. Une voile passa devant
mes yeux...

Ma pauvre petite amie sauvage!... Souvent en m'eveillant la nuit je la
revoyais encore;--malgre tout, je retrouvais son image, avec je ne
sais quelle douceur triste, quelle esperance vague, avec je ne sais
quelles idees de pardon et de redemption,--et tout etait fini dans la
fange, dans l'abime de l'eternel neant!...

Je sentis qu'un froid mortel me montait au coeur.--Un voile passa
devant mes yeux... Et je restai la, impassible,--et nous continuames a
causer de nos souvenirs d'Oceanie.

Et moi aussi, a la lumiere gaie des lampes refletee par les glaces, au
bruit joyeux des conversations, des rires, des toasts britanniques et
des verres entrechoques,--je participais au concert general des
banalites et des inepties; comme eux, je disais d'un ton degage:

--C'est un beau pays que l'Oceanie;--de belles creatures, les
Tahitiennes;--pas de regularite grecque dans les traits, mais une
beaute originale qui plait plus encore, et des formes antiques... Au
fond, des femmes incompletes qu'on aime a l'egal des beaux fruits, de
l'eau fraiche et des belles fleurs.

"J'ai vu Tahiti trop delicieuse et trop etrange, a travers le prisme
enchanteur de mon extreme jeunesse... En somme, un charmant pays quand
on a vingt ans; mais s'en lasse vite, et le mieux est peut-etre de ne
pas y revenir a trente.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .





XII


...Mais la nuit, quand je me retrouvai seul dans le silence et
l'obscurite, un reve sombre s'appesantit sur moi, une vision sinistre
qui ne venait ni de la veille ni du sommeil,--un de ces fantomes qui
replient leurs ailes de chauves-souris au chevet des malades, ou
viennent s'asseoir sur les poitrines haletantes des criminels. . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .





NATUAEA

(_Vision confuse de la nuit.)


...La-bas, _en dessous_, bien loin de l'Europe... le grand morne de
Bora-Bora dressait sa silhouette effrayante, dans le ciel gris et
crepusculaire des reves...

... J'arrivais, porte par un navire noir, qui glissait sans bruit sur la
mer inerte, qu'aucun vent ne poussait et qui marchait toujours... Tout
pres, tout pres de la terre, sous des masses noires qui semblaient de
grands arbres, le navire toucha la plage de corail et s'arreta... Il
faisait nuit, et je restai la immobile, attendant le jour,--les yeux
fixes sur la terre, avec une indefinissable horreur.

... Enfin le soleil se leva, un large soleil si pale, si pale, qu'on eut
dit un signe du ciel annoncant aux hommes la consommation des temps, un
sinistre meteore precurseur du chaos final, un grand soleil mort...

Bora-Bora s'eclaira de lueurs blemes; alors je distinguai des formes
humaines assises qui semblaient m'attendre, et je descendis sur la
plage...

Parmi les troncs des cocotiers, sous la haute et triste colonnade grise,
des femmes etaient accroupies par terre la tete dans leurs mains comme
pour les veillees funebres; elles semblaient etre la depuis un temps
indefini... Leurs longs cheveux les couvraient presque entierement,
elles etaient immobiles; leurs yeux etaient fermes, mais, a travers
leurs paupieres transparentes, je distinguais leurs prunelles fixees sur
moi...

Au milieu d'elles, une forme humaine, blanche et rigide, etendue sur un
lit de pandanus...

Je m'approchai de ce fantome endormi, je me penchai sur le visage
mort... Rarahu se mit a rire...

A ce rire de fantome le soleil s'eteignit dans le ciel, et je me
retrouvai dans l'obscurite.

Alors un grand souffle terrible passa dans l'atmosphere, et je percus
confusement des choses horribles: les grands cocotiers se tordant sous
l'effort de brises mysterieuses,--des spectres tatoues accroupis a
leur ombre,--les cimetieres maoris et la terre de la-bas qui rougit
les ossements,--d'etranges bruits de la mer et du corail, les crabes
bleus, amis des cadavres, grouillant dans l'obscurite,--et au milieu
d'eux, Rarahu etendue, son corps d'enfant enveloppe dans ses longs
cheveux noirs,--Rarahu les yeux vides, et riant du rire eternel, du
rire fige des Toupapahous...


_"O mon cher petit ami, o ma fleur parfumee du soir! mon mal est grand
dans mon coeur de ne plus te voir! o mon etoile du matin, mes yeux se
fondent dans les pleurs de ce que tu ne reviens plus!...

"Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chretienne.

"Ta petite amie,

RARAHU."_


FIN





End of the Project Gutenberg EBook of Le Mariage de Loti, by Pierre Loti

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE LOTI ***

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